Le 17 décembre 2018, l’Assemblée générale de l’ONU adoptait la Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. Un texte qui démontre que le droit international peut être modifié par des mouvements populaires. Le CETIM – Centre Europe Tiers-Monde – lui a consacré un livre paru récemment. Nous avons recueilli les propos de Coline Hubert, la jeune juriste spécialisée en droit international des droits humains qui a rédigé cet ouvrage, mémoire de vingt ans de luttes.
L’élaboration de cette déclaration a duré une vingtaine d’années. Comment s’est déroulé ce processus?
Coline Hubert C’est la Via Campesina qui est à l’origine de la Déclaration, dans les années 2000. Mais c’est en Indonésie, au sein de la Fédération des syndicats paysans indonésiens (FSPI) que l’idée de droits spécifiques pour les paysans a émergé, quand les paysans indonésiens se sont rendu compte que, contrairement à eux, d’autres catégories de la population, comme les travailleurs, avaient des droits clairement définis. Par la suite, une commission sur les droits humains au sein de la Via Campesina s’est lancée dans le processus qui a abouti à la déclaration de l’ONU. En 2008, moment charnière, la crise alimentaire et les émeutes de la faim mettent les paysans et leurs conditions de vie sur le devant de la scène. C’est là que ça commence à se débloquer au niveau de l’ONU, pour aboutir en 2012, à la création d’un groupe de travail international avec mandat de négociation. Finalement, les négociations internationales ont duré six ans, ce qui est relativement court. En septembre 2018, le Conseil des droits de l’homme a adopté la Déclaration, qui a ensuite été ratifiée par l’Assemblée générale en décembre.
Quel a été le rôle des paysans et de leurs organisations dans ces négociations?
La Via Campesina avait écrit sa propre déclaration sur la base d’une large consultation interne. Le mouvement est donc arrivé aux négociations en sachant très clairement ce qu’il voulait voir apparaître dans les négociations. Concrètement, celles-ci se déroulaient sur cinq jours ouvrables une fois par année dans la grande salle des droits de l’homme à l’ONU. Mais en amont, la présidence du groupe de travail, en l’occurrence la Bolivie, a vraiment soutenu la Via Campesina et organisé durant toute l’année des rencontres avec des États et des organisations paysannes. Le texte de la déclaration a donc évolué entre les séances de négociations. La Via Campesina a joué un rôle important en étant très présente au sein des pays.
Quelle a été la position de la Suisse?
La Suisse est un magnifique exemple de retournement de situation. En 2012, quand le Conseil des droits de l’homme donne mandat au groupe de travail, le gouvernement suisse s’y oppose. Mais grâce à une alerte lancée par un journaliste, un premier député, fribourgeois, soulève le sujet dans un parlement cantonal. Le CETIM, mais aussi le syndicat paysan Uniterre et d’autres organisations se sont adressés à des députés dans chaque canton et au niveau fédéral. Grâce à cette pression exercée par le bas, la position de la Confédération a changé. La Suisse a ainsi été l’un des rares pays occidentaux à négocier de bonne foi et elle a fini par accepter le texte.
Les autres États occidentaux étaient de mauvaises foi?
Si on laisse de côté les États-Unis qui étaient complètement opposés à la déclaration du début à la fin, on remarque que les Etats européens ont connu une légère évolution. Opposés au départ en invoquant les prétextes habituels – «il y a déjà des droits reconnus», «ce qui compte c’est la mise en œuvre», ils ont fini par s’abstenir lors des votes au Conseil des droits de l’homme et à l’Assemblée générale. Avec quelques exceptions, comme la Grande-Bretagne, la Hongrie et la Suède qui ont voté contre, ou, à l’inverse, le Portugal qui a soutenu le texte. Il faut dire que la déclaration est vraiment ambitieuse: elle veut protéger des droits qui vont à l’encontre du système commercial international, mais demandent aussi que les droits humains soient supérieurs au droit international du commerce. C’est principalement le droit aux semences qui pose problème à certains. La Suisse a d’ailleurs émis une réserve à ce sujet, soulevant le risque que ce droit ne soit pas compatible avec les droits de propriété intellectuelle.
Qu’est-ce qui va changer concrètement pour les paysans?
La prochaine étape est la mise en œuvre. Les pays les plus progressistes pourront intégrer la Déclaration dans leur droit interne, soit au niveau de leur Constitution soit dans la loi. Dans les autres pays, elle sera surtout un formidable outil dans le rapport de force politique. Chaque fois qu’une politique sera décidée, les organisations paysannes pourront demander qu’elle soit conforme à cette déclaration. Des revendications pourront être formulées, demandant par exemple que les multinationales respectent les droits reconnus par l’ONU. On pourra essayer de faire reconnaître certains droits en justice, à travers des cas concrets. Dans l’immédiat, le plus important est de diffuser la déclaration pour que les paysans eux-mêmes connaissent leurs droits, s’en saisissent et entament des négociations pour les faire reconnaître et appliquer. Il n’y aura pas de recette magique: la mise en œuvre dépendra des contextes, de l’imagination et des organisations qui vont s’en saisir.
Cet outil pourrait-il être utilisé pour d’autres luttes?
De la même façon que l’ont fait les peuples autochtones et les paysans, on peut espérer que d’autres groupes utilisent l’espace du Conseil des droits de l’homme et les droits humains pour de nouvelles luttes, le principal sujet en négociation étant actuellement le traité sur les multinationales. Les paysans ont fait un travail incroyable: vingt ans de luttes, des personnes qui viennent de partout sur la planète pour aller demander leurs droits directement à l’ONU. Tout cela prouve que c’est faisable, qu’aujourd’hui encore les peuples peuvent demander des droits, les obtenir et finalement, je l’espère, les faire appliquer.