La Bataille d’Alger (1966) est un film de fiction incontournable tant pour les historiens en général que pour les historiens du cinéma en particulier. La Bataille d’Alger : un film dans l’histoire, de Malek Bensmaïl (2017), diffusé cette semaine dans le cadre de la vingtième édition du Festival Black Movie à Genève, nous le rappelle dans un style sobre et élégant. Grâce notamment à un travail documentaire extensif et minutieux, le film stimule une réflexion passionnante au sujet de l’histoire et de la mémoire. Il s’agit d’une co-production Hikayet films (Algérie), Ina (France) et Imago (Suisse). A signaler qu’Imago Film est l’instigateur d’un excellent documentaire récent sur un thème proche, Choisir à vingt ans, de Villi Hermann, qui s’intéresse au parcours des réfractaires français de la guerre d’Algérie en Suisse.
Histoire d’un succès
Lors de sa sortie, le film de Gillo Pontecorvo est le premier à aborder de front la guerre d’Algérie et à obtenir sur ce sujet douloureux et délicat un prestigieux succès international. Récompensé par un Lion d’or à Venise et trois fois nominés aux Oscars, La Bataille d’Alger est censurée en France. Tout au long des années 1960 et 1970, il fascine de très nombreux militants et combattants de la lutte anticoloniale, en Afrique et en Amérique-Latine. Il suscite aussi l’adhésion enthousiaste des Black Panthers. La Bataille d’Alger éveille paradoxalement aussi un très vif intérêt chez les stratèges de l’anti-terrorisme. Et il est étudié jusqu’à aujourd’hui par les experts de la contre-insurrection au sein du Pentagone américain. Baigné dans l’atmosphère du néo-réalisme italien, Pontecorvo travaille à partir d’un scénario de Franco Solinas, adapté du livre de Yacef Saadi, héros de la lutte pour l’indépendance nationale, directeur de la maison de production Casbah film. La présence de ce dernier, qui joue lui-même un rôle dans le film, au festival de Venise, provoquera l’agitation des milieux d’extrême-droite, nostalgiques de l’Algérie française.
Prouesses du réalisme
Malek Bensmaïl est parti à la rencontre de l’équipe de tournage du film à Rome et à Alger. À l’aide de conseillers historiques pour chaque pays, il a filmé aussi ses rencontres à Paris et à New York avec des professionnels du cinéma ou de la politique, concernés par la trajectoire et la postérité du film. Quelques professionnels italiens et européens, mais surtout des techniciens et acteurs algérois, composaient l’équipe de tournage du film de Pontecorvo. Ces derniers donnaient des indications très précises au réalisateur auquel ils suggéraient notamment des pistes de mise en scène. Ils rejouaient pour ce film ce qu’ils avaient vécu, entièrement ou en partie, très peu de temps auparavant. Comme l’illustrent de façon éloquente les entretiens menés par Bensmaïl, les participants algérois au tournage participaient ainsi tant concrètement que symboliquement à la naissance de l’industrie du cinéma algérien indépendant. Ils parvenaient aussi à conférer à un film entièrement fictionnel – pas une image d’archives ne fut employée en effet par Pontecorvo – un formidable degré de vraisemblance, très rarement égalé dans l’histoire du cinéma.
Cette impressionnante sensation de vérité tient à l’ancrage de Pontecorvo dans la tradition du néo-réalisme italien ainsi qu’à son choix personnel de puiser dans le registre du documentaire. «La photographie granuleuse, les courtes focales, la caméra portante, le noir et blanc, tout ceci relève de choix délibérés qui le rattache au néo-réalisme italien. Pontecorvo s’est, par ailleurs, lui-même totalement immergé dans la façon de filmer de l’époque en auscultant très intensivement les actualités françaises», souligne Bensmaïl. Le cinéaste algérien a quant à lui volontairement renoncé à utiliser des extraits de La Bataille d’Alger: «Le film de Pontecorvo est en lui-même tellement fort. Recourir à des extraits de celui-ci aurait obscurci le mien. Je voulais, de plus, pour ceux qui ne l’ont pas vu, préserver un espace pour l’imaginaire».
Mémoires activées
Le dialogue mené par Bensmaïl avec les protagonistes algérois du film donne des informations riches et précieuses sur l’atmosphère régnant à Alger, en particulier dans la casbah. Il permet de contextualiser les enjeux politiques et symboliques autour du film de Pontecorvo, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui. Le film du réalisateur italien a tiré une bonne partie de son attrait de sa façon particulièrement convaincante de mettre en scène la résistance algérienne.
Cependant, il a emporté l’adhésion d’un public large parce qu’il n’élude pas la question de l’ensemble des absurdités et atrocités extrêmes inhérentes à la guerre et à la violence, en particulier l’usage de la torture. Comme en témoignent plusieurs interviewés algérois, l’Algérie indépendante n’a pas tenu les promesses politiques que la libération du joug colonial français donnait à espérer. Dans le contexte d’un processus de deuil et de reconstruction collective toujours en cours à l’échelle de l’Algérie comme de la France, le film de Malek Bensmaïl enrichit à n’en pas douter la mémoire historique.
Entretien avec Malek Bensmaïl.
Comment vous est venue cette idée de film ?
Enfant, en Algérie, j’ai été bercé et j’ai baigné dans le film de Pontecorvo. Il était projeté chaque année, notamment le 1er novembre à l’occasion des célébrations du début de la guerre d’Algérie et de la révolution nationale. Nous regardions le film sur l’unique télévision que nous avions. Dans les cours de récréation, nous récitions les dialogues de La Bataille d’Alger que nous connaissions par cœur. Nous simulions les scènes de commandos, de parachutistes et de torture. La Bataille d’Alger a, de plus, influencé de manière décisive le cinéma algérien. Je pense même que le film a « enclenché » le cinéma algérien dans une certaine représentation de la Révolution.
Dès mes débuts en tant que cinéaste dans les années 1990, je me suis documenté sur cette période. J’estime important de revenir sur le film de Pontecorvo et sa réception. On peut dire en effet que « La Bataille d’Alger » résonne encore aujourd’hui en Algérie. La société algérienne hésite entre diverses orientations : celles liés à l’occident, celles liées à l’orient ou celles liées spécifiquement à l’algérianité. La langue, la religion et d’autres facteurs sociaux, politiques, et culturels sont à l’œuvre et déterminent ces possibles orientations.
Quelle préoccupation principale vous a guidé pendant le tournage ?
Avec ce film, j’ai voulu explorer la complexité de la question algérienne ; questionner le regard, tant celui que nous portons sur nous-mêmes en tant qu’Algériens que celui que le cinéma porte sur nous. J’ai cherché à comprendre comment nous nous sommes construits aussi une représentation à travers le regard des autres. Le combat pour la liberté et pour la libération nationale, qui est au cœur de La Bataille d’Alger, est important. Mais le risque existe, selon le regard que l’on porte sur l’événement et sur l’œuvre de Pontecorvo – de nous enfermer collectivement dans la guerre d’Algérie, dans une conception « muséale » de cette guerre et de notre identité. La réalité est complexe et il faut se méfier des raisonnements réducteurs, par exemple lorsqu’on oppose stérilement l’Islam moderne à l’Islam des Lumières ou que l’on souhaite s’évader du présent pour revenir à un Age d’or mythique, à un soi-disant meilleur « moment » de notre histoire. Il faut réfléchir aux questions dans leur contemporanéité.
Pouvez-vous nous parler de Yacef Saadi, ce héros de la libération nationale qui a survécu à la Bataille d’Alger que l’on retrouve dans le film de Pontecorvo. Il a non seulement inspiré le scénario du film, mais il y incarne également un rôle en tant qu’acteur.
Yacef est en effet un vrai personnage de cinéma. Les archives françaises de son arrestation indiquent d’ailleurs que les autorités françaises pensaient de lui qu’il était « un comédien qui n’en avait pas la stature ». Il joue avec la vie. Il est le patron de la casbah. C’est un personnage très intéressant. Le scénariste Franco Solinas a réalisé un grand travail d’adaptation de son récit de la bataille d’Alger. Pour la réussite du film dans son ensemble, la rencontre entre Solinas et Pontecorvo a cependant été fondamentale.
A ce propos, comment expliquez-vous le succès si rapide et si éclatant de son film ?
Le film est très bien construit scénaristiquement. A l’instar du travail de Solinas avec des cinéastes comme Joseph Losey ou d’un Costa Gavras, Pontecorvo a su combiner les atouts du film politique et ceux du film d’action. Il maîtrise les ressorts du film d’action et d’aventure et arrive à mettre en scène l’affrontement entre français et algériens de manière très convaincante. Les mouvements indépendantistes autant que les militaires français se sont retrouvés, pour ainsi dire, dans sa mise en scène de la guérilla urbaine au sein de la casbah. Les qualités esthétiques du film – l’influence néo-réaliste, en particulier le grain de l’image – tout comme la musique (Ennio Morricone et Jean Sébastien Bach) ont aussi contribué au succès du film. Dès lors, il a su traverser de nombreuses frontières et territoires.
Vous explorez dans le film plusieurs strates temporelles. Le fait de revenir sur les lieux de tournage en questionnant les protagonistes algérois du film vous permet d’éclairer non seulement les enjeux politiques du passé et du présent, mais aussi les enjeux relatifs à la construction de la mémoire individuelle et collective.
Il y a un lien entre et fiction et histoire. L’un et l’autre se nourrissent très régulièrement. Mon film le montre très bien. Non pas par son intention de départ, mais parce que les personnages avec qui je m’entretiens dans le film, en particulier les techniciens et acteurs algérois du film, ont été ballotés par l’histoire, avant, pendant et après le tournage du film de Pontecorvo. Certains ont vécu d’ailleurs d’autres souffrances peu de temps après le tournage de La Bataille d’Alger dès l’accession au pouvoir de Boumédiène.
Votre film se termine par la scansion du hip hop algérien contemporain, une évocation du martyre du héros de la casbah Ali La Pointe ainsi que par une citation éclairante de l’historien et philosophe Raymond Aron. Pouvez-vous commenter ces choix ?
L’exergue est repris du film de Pontecorvo. Il sort de la bouche d’une des comédiennes de son film et a servi de moteur à un mythe guerrier. Cette guerre nous a permis d’obtenir l’indépendance. L’un des techniciens du film nous dit « Ali la Pointe est mort en martyr, il n’a donc pas pu être corrompu par l’indépendance ». La chanson du rappeur Diaz évoque le courage des Algériens qui ont obtenu leur indépendance, après huit années de guerre. Elle nous dit toutefois de faire attention à ne pas s’y enfermer. Attention à ne pas s’enfermer dans une répétition de l’histoire. Suivant les injustices qu’ils subissent aujourd’hui, les jeunes veulent aussi leur révolution et leur liberté. Pas la mort en mer.
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