Le roman Un fils de notre temps (1937) est écrit à la première personne du singulier et au présent dans la langue allemande populaire qui était chère à cet auteur hongrois de grand talent. Les œuvres à succès de Horvath – dont Légendes de la forêt viennoise, couronné du prestigieux Prix von Kleist – brûlent pendant les années 1930 sur le bûcher des autodafés nazis. A l’instar de son roman Jeunesse sans Dieu (1936) et d’écrits contemporains d’exilés d’Europe centrale célèbres comme Stefan Zweig, Klaus Mann ou Joseph Roth, Un fils de notre temps est un témoignage d’une lucidité incroyable et bouleversante. Il tisse le portrait d’une société en voie de déliquescence, rongée par la misère sociale et l’atomisation. Celui d’une époque marquée par le recul de la raison, par les replis identitaires, le triomphe de la violence et du bellicisme.
Palais des glaces labyrinthiques
Moins de vingt ans après la Première Guerre mondiale, la société européenne est donc sur le point de retomber une nouvelle fois dans la barbarie. Horvath se saisit de cet instant pour mieux en explorer l’essence et les contradictions. Pour ce faire, il exploite la tension et le trouble qui peut exister entre la réalité et l’illusion. Une myriade de personnages secondaires se charge de nourrir nos fantasmes. Un capitaine est représenté par une tête et des épaulettes; sa veuve par un buste et deux jambes; une concierge d’immeubles par deux mains qui nettoient dans le vide. L’imaginaire du spectateur est sollicité pour compléter la morphologie des personnages, pour rassembler les pièces d’un étrange et fascinant puzzle.
Le récit s’articule autour du parcours de conscience du héros. Ce dernier est un jeune orphelin qui doit affronter le chômage et la misère. Il succombe dès lors sans peine aux sirènes de l’embrigadement idéologique pour devenir soldat. Il fait l’apprentissage progressif de la guerre et devient témoin de la folie meurtrière de l’être humain sur le champ de bataille.
Après une période d’adhésion enthousiaste à la violence rédemptrice du combat, il doit affronter sa propre désillusion. Il perd un bras en voulant sauver la vie de son capitaine. Il découvre que celui-ci a en fait choisi de mourir au combat en se jetant sous les balles de l’ennemi. Son décès s’explique par son dégoût profond de la guerre et sa conscience de son caractère avilissant. Sa mort remplit donc tout sauf les attentes en matière d’héroïsme que la société nourrit pour lui.
L’apprentissage de la lucidité
Une prise de conscience douloureuse, mais aussi libératrice à plusieurs égards, s’opère progressivement chez le jeune soldat. Le conformisme idéologique, la veulerie des hommes et les ravages de l’idéologie marchande sur la liberté de l’individu: autant de faits qui ne peuvent plus échapper maintenant à sa perspicacité. «Qui décide de notre sort? Est-ce un système qui pousse à reproduire les inégalités? Celui-ci fonctionne-t-il par manipulation de la réalité? Telles sont les questions universelles qui jalonnent la quête intérieure du héros», explique Isabelle Matter, qui a conçu et mis en scène ce spectacle sur la base d’une adaptation du roman de Horvath.
Décor de foire et faux-semblants
La profondeur du questionnement est servie par la qualité des voix, la richesse de l’accompagnement sonore, la variété et les prouesses des marionnettes. Le personnage principal, le «fils de notre temps», s’incarne dans une marionnette, style bunraku, manipulée à plusieurs, comme un jouet pas tout à fait terminé. Vêtus de noir, les quatre comédiens – Delphine Barut, David Marchetto, Olivier Périat et Diego Todeschini – évoquent l’univers de la foire dans lequel évolue le héros au retour des combats pendant ses permissions. Ils thématisent aussi l’anonymat et les faux-semblants associés à la modernité urbaine. Ils forment ensemble un chœur et permettent de faire entendre les voix intérieures, – tantôt assurées et concordantes, tantôt discordantes et marquées par le doute -, qui travaillent le héros.
Un magnifique travail de mapping a été effectué par le vidéaste Brian Tornay. Il plonge le spectateur dans les différents univers physiques (immeubles de la ville, portes d’intérieur, plaines rurales des champs de bataille, etc) et mentaux du héros. Toute une panoplie de formes et d’objets est convoquée et défile en arrière-plan. Ces derniers résonnent avec d’autres épisodes clés de l’existence du héros et des personnages secondaires mis en scène dans le spectacle, lesquels thématisent notamment les épreuves traversées par les femmes dans une société foncièrement misogyne et profondément puritaine.
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A voir au Théâtre des Marionnettes jusqu’au 4 mars.