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Disparu prématurément à l’âge de cinquante-trois ans, ce réalisateur a marqué le cinéma italien par des productions empreintes de fantastique, de surréalisme, de burlesque et d’onirisme. Celles-ci reflètent avec indignation et insolence les convulsions politiques et sociales de la péninsule au cours de l’après-guerre et des années de plomb.
L’homme de la rue
Fils unique, Elio Petri grandit dans une famille modeste dans une banlieue ouvrière de Rome. Il fréquente l’homme de la rue, l’artisan, le commerçant et le petit détaillant, autant de membres des couches populaires qui se réunissent traditionnellement le dimanche. Comme son père et ses oncles, sa formation politique et culturelle est marquée par les rassemblements de rue en soutien à la République, par la participation aux cercles de discussion estudiantins typiques de son époque, par la découverte de la liberté, du jazz, d’auteurs comme Hemingway et des films néo-réalistes. Critique de cinéma et animateur de ciné-clubs, il coordonne des activités culturelles pour la jeunesse au sein du Parti communiste italien. Il écrit pour plusieurs de ses publications. Il quitte le parti en 1956 suite à la répression de l’insurrection en Hongrie.
A l’instar de Michelangelo Antonioni, Dino Risi, Valerio Zurlini, les frères Taviani et d’autres réalisateurs, Elio Petri entre dans le cinéma par la porte du documentaire (I Sette contadini (1949)). Le registre connaît alors en Italie comme en France un essor exceptionnel. Avec l’assistanat et la collaboration à l’écriture de scénarios, c’est la voie traditionnelle que l’on emprunte pour aboutir au long-métrage. Grâce à son ami Gianni Puccini, Elio Petri est introduit à Giuseppe de Santis dont il devient l’assistant. Il se forme au côté de ce dernier. Il participe notamment aux scénarios de Uomini e lupi (1952) et Roma Ore 11 (1957). Giuseppe De Santis lui présente Marcello Mastroianni qui jouera dans plusieurs de ses films.
L’imaginaire de la révolution
Petri accède à la reconnaissance avec Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto (Un citoyen au-dessus de tout soupçon, 1971) et La Classe operaia va in paradiso (La classe ouvrière va au paradis, 1972), dans lesquels l’acteur Gian Maria Volontè perce l’écran. Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto reçoit la palme d’or au Festival de Cannes en 1972.
Les films italiens de la deuxième génération du néo-réalisme de Petri, tout comme ceux de Pasolini, Montaldo, Volontè et Rosi, sont profondément marqués par des thèmes politiques. On y reconnaît l’influence des idées militantes qui ont émergé au printemps 1968. Elles se diffusent par la circulation de biens matériaux et symboliques à l’échelle de toute l’Europe. Les étudiants voyagent d’un pays à un autre. Ils sont persuadés que le cinéma peut changer le monde ou, à tout le moins, l’opinion des populations. L’art de la cinéphilie se pratique par le fait de voir des films, de parler d’eux et d’en prolonger l’impact par le biais du discours. Les œuvres de La Nouvelle Vague française, du Free cinéma britannique et du cinéma soviétique sont suivies de près par de nombreux étudiants et militants engagés. Le cinéma italien exerce une fascination particulière sur les jeunes cinéphiles dans plusieurs pays européens. Parce qu’il incrimine les liens entre la police, le pouvoir des appareils d’Etat et le néo-fascisme en Italie, Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto emporte l’adhésion dans les rangs des spectateurs et militants de gauche.
Les recettes du cinéma commercial
Petri est convaincu que le cinéma politique doit être accessible au plus grand nombre pour pouvoir s’assurer une distribution la plus large possible. Il n’hésite dès lors pas à suivre les mêmes canaux que le cinéma commercial en faisant usage de techniques propres, par exemple, au film policier (notamment le suspens). D’autres cinéastes sont convaincus du bien-fondé de cette stratégie. Ils s’efforcent de maintenir dans leurs films le spectateur en haleine en jouant sur sa fibre émotionnelle et morale ainsi que sur ses capacités d’indignation. C’est le cas par exemple du film Z (1969), premier d’une trilogie de Costa Gavras, dont le scénario est co-écrit avec l’ancien dirigeant communiste espagnol Jorge Semprun.
Dans La Classe operaia va in paradiso (La Classe ouvrière va au paradis), Lulù Massa est un ouvrier consciencieux et stackanoviste. Son zèle et son rendement sont loués par son patron qui inflige dès lors des cadences infernales à tous les travailleurs. Un accident va cependant profondément ébranler ses certitudes et emballer le récit. Sur le fond, le film met en évidence l’exploitation des travailleurs, mais aussi les divergences profondes qui peuvent émailler la lutte syndicale.
Désillusion et répulsion
Les années 1970 avaient été marquées par les succès électoraux du parti communiste italien. L’influence des idées de gauche se faisait sentir jusque dans la presse. Les années 1980 semblent marquer un net reflux de la gauche. Elles inaugurent la crise des idéologies et le retour à l’individualisme. Les mouvements sociaux ne suscitent plus le même enthousiasme. Le discrédit de l’Union Soviétique et de la Chine ainsi que le rejet de la violence terroriste modifient le climat social et politique. Est-ce sous l’effet de ces facteurs conjoncturels? Toujours est-il que Petri radicalise certains traits de son cinéma, en particulier le surréalisme et le burlesque. S’il reste militant, la portée didactique de son propos est moins évidente.
Le cinéaste qualifie ses propres productions – La Proprietà non è più un furto (La propriété, c’est plus le vol, 1973) et Todo Modo (1976) de «répulsives». Le message politique des œuvres de la dernière partie de sa carrière de cinéaste repose sur le rejet des principes de bon goût. Employé de banque impécunieux, littéralement rongé par les tics et les démangeaisons au contact de l’argent, Total, le héros de La Proprietà non è più un furto, vit l’angoisse au quotidien. Persuadé des injustices et des aliénations causées par la richesse, il échafaude des stratagèmes grotesques pour s’en prendre à un boucher arrogant qui se plaît à étaler sa fortune avec ostentation. Petri dresse un constat désillusionné sur le besoin de propriété et le goût de la possession si profondément ancrés dans l’inconscient humain.
Au milieu des années 1970, la démocratie chrétienne, qui possède la majorité au parlement italien depuis les premières élections de 1948, est rongée par la corruption. Elle se fourvoie dans de nombreux scandales. Elle est la première à porter la responsabilité de l’immaturité politique de l’Italie. Dans Todo Modo (1976), Petri imagine les principaux dirigeants et acteurs du parti catholique italien au pouvoir réunis pour une retraite spirituelle. La politesse silencieuse qui règne dans les couloirs ne suffit pas à cacher les différends qui opposent les protagonistes, leurs complots et autres manœuvres de chantage. Plusieurs meurtres sont commis sans être élucidés. Le tout fonctionne comme une métaphore de la démocratie chrétienne. Le cinéaste distille à l’institution une charge implacable. Il dénonce non seulement la collusion de l’Eglise et des politiques, mais aussi la veulerie et l’ineptie des hommes de pouvoir.
A l’instar de Todo Modo, la riche œuvre à redécouvrir d’Elio Petri, à mi-chemin entre la tragédie et la farce, contribue à sonder les impasses de la vie en société et les parts d’ombre de l’âme humaine. Le cinéma d’Elio Petri, marqué par une force de contestation indéniable, effrayait certains producteurs. Selon l’historien du cinéma Jean A. Gili*, Petri doit être considéré comme l’un des « analystes les plus lucides et les plus désespérés de la schizophrénie contemporaine ».
Rétrospective Elio Petri à la Cinémathèque suisse de Lausanne jusqu’au 7 0ctobre.
*Jean Antoine Gili, Le cinéma italien, (préface d’Ettore Scola), La Martinière, Paris, 2012.