La force morale et esthétique de l’œuvre dramaturgique d’Eugène Ionesco vient d’être célébrée au Centre Dürenmatt de Neuchâtel dans le cadre d’une exposition mettant en lumière les liens qu’elle entretient avec celle du fameux romancier suisse Friedrich Dürenmatt. On pouvait y découvrir la commune passion, méconnue, des deux auteurs pour la peinture et le dessin. La pensée humaniste de Ionesco, et la profonde originalité de son «théâtre de l’absurde», sont maintenant à l’honneur au Théâtre de Marionnettes de Genève, avec la représentation du 15 au 25 septembre de Rhinocéros. Le propos accablant de la pièce de l’auteur franco-roumain est malheureusement à l’abri de l’usure du temps. La dénonciation du totalitarisme et des horreurs qui lui sont associées est toujours aussi nécessaire.
Une pièce présentée en Colombie
La déshumanisation des rapports sociaux, la bêtise et la lâcheté conformistes, le recul de la civilité au profit de la bestialisation, le culte du chef, de l’autorité et de la force. Plus de soixante ans après la publication de Rhinocéros, ces phénomènes doivent toujours être analysés et déconstruits. Isabelle Matter, nouvelle directrice du Théâtre de Marionnettes de Genève, y parvient par la qualité de son travail, déjà présenté à plusieurs reprises ces dernières années en Colombie. «La réaction du public à cette pièce était très positive, peut-être parce que le régime populiste d’Alvaro Uribe avait pour habitude de manipuler la langue et de présenter une vision très manichéenne de la situation politique et sociale colombiennes», observe-t-elle à l’issue des longs mois qu’elle a passé sur place. Le travail scénographique de Freddy Porras contribue aussi à la réussite de l’adaptation du texte de Ionesco en mettant en lumière son originalité et sa subtilité déconcertantes. Avec son frère Omar, metteur en scène, les deux artistes avaient d’ailleurs déjà enchanté le public romand, aussi à l’aide de marionnettes, dans La Visite de la Vieille Dame de Dürenmatt.
Le théâtre de l’absurde: un manifeste humaniste
Tout comme Samuel Beckett et Jean Vauthier – et sous l’influence notamment du surréalisme, des pièces d’ Alfred Jarry et de Bertolt Brecht -, Eugène Ionesco va familiariser le public francophone à l’apparente étrangeté de son théâtre de l’absurde. La Cantatrice Chauve (1950), La Leçon (1951) et Les Chaises (1957) introduisent notamment l’absurde à l’intérieur du langage en thématisant la difficulté à communiquer, à démêler le sens des mots ainsi que la crainte des individus, si humaine et paralysante, de ne pas parvenir à s’exprimer et à se faire comprendre. Cet intérêt pour la langue et pour le problème de l’incommunicabilité entre les êtres permet d’illustrer la fragilité et la complexité inhérente à la condition humaine. Dans l’Europe des années 1950, sous les décombres encore amoncelés de la Seconde Guerre mondiale, ils contribuent aussi aux efforts pour débusquer les pièges toujours présents de l’uniformisation de la pensée et l’inquiétante persistance de la pensée anti-humaniste malgré les sommets de barbarie atteints en Europe entre 1939 et 1945.
«J’aurais dû dire «moutons féroces». Ces rhinocéros sont des moutons qui deviennent enragés. Je cherchais un animal terrible, borne, qui fonce droit devant lui. En feuilletant le Larousse, je suis tombé, par hasard, sur le mot et sur l’image du rhinocéros. A dire vrai, ce mot, je venais de le retrouver car je l’avais employé auparavant dans mon journal intime de Roumanie, des années 1930, et je l’avais totalement oublié». Publié dans Antidotes (1977), un recueil de textes clé pour l’intelligibilité de son œuvre, Ionesco semble tisser par cet aveu des liens éclairants entre grande et petite histoire. Il permet à ses lecteurs de situer son œuvre (ou en tous cas une partie de celle-ci) au cœur de la résistance européenne à la montée des fascismes et dans le cadre des tentatives de revitaliser l’esprit démocratique.
Le pouvoir d’évocation des marionnettes
La mémoire de la barbarie, tout comme celle de la lutte de ceux qui s’y opposèrent, est réactivée par l’exploration des vestiges matériels et immatériels de l’Histoire. Le premier acte de la pièce pour adultes et adolescents visible en ce moment à Genève met intelligemment en scène des «archivistes-marionnettistes». Ces derniers déballent des cartons poussiéreux de petites marionnettes qui semblent émerger d’un long sommeil. Parce qu’elles évoquent l’essence des choses autant que leur fabrication et qu’elles sont fortement associées à l’univers de l’enfance, les marionnettes ont un formidable pouvoir d’évocation. A l’exception de Béranger, tous les personnages qui dialoguent dans la pièce se laissent impressionner par la présence des rhinocéros dans la ville. Celle-ci se fait de plus en menaçante. Ils voient dès lors leur horizon de pensée se rétrécir irrémédiablement.
Incarnés par les acteurs Khaled Khouri, Olivier Périat et Myriam Sintado, les personnages renoncent peu à peu à leur humanité – et aux valeurs de solidarité qui la sous-tendent – pour entamer leur effroyable «rhinocérisation». Les marionnettes à gaine, de plus grandes tailles que les marionnettes traditionnelles, sont investies corporellement par les comédiens. A partir du second et dans le troisième actes, alors que l’on s’achemine graduellement vers la catastrophe, les marionnettes portées, auxquelles les acteurs prêtent leurs jambes et leur main, confèrent encore plus de vivacité et d’émotion au jeu. Ainsi, lorsque Daisy, pimpante dans sa robe colorée, son sac à main au bras, frappe à la porte de l’appartement de Béranger, celui-ci, avec son collègue Dudard, sont glacés par la peur. Qui peut ainsi vouloir leur rendre visite alors qu’au dehors courent des rhinocéros?
A la vue de Daisy et face à leur attirance pour elle, ils semblent retrouver l’espace d’un instant la joyeuse banalité du quotidien, marqué par l’amour et ses émois. La plongée progressive vers l’effroi est donc graduelle et maîtrisée. L’éclairage ingénieux et la musique expressive accompagnent subtilement la progression narrative. Béranger paiera cependant le prix de son indépendance d’esprit par une accablante solitude. Débarrassé de sa marionnette, Khaled Khoury déploie alors toute son énergie corporelle pour incarner magnifiquement la résistance du personnage, à la fois universelle et tragique.