Le genre documentaire peut se targuer d’une belle histoire au Chili. Le cinéma du réel y trouve son ancrage bien avant les années sanglantes de la dictature d’Augusto Pinochet. S’il subit un coup d’arrêt pendant cette période noire de l’histoire du pays, il reprend son essor à partir des années 1990. Les espoirs suscités par le gouvernement socialiste de Salvador Allende et le travail de mémoire collectif effectué par rapport aux années de plomb de la dictature traversent la filmographie documentaire chilienne de part en part. Nombre de réalisateurs ont empoigné et abordent encore aujourd’hui ces thèmes. Cependant, ceux-ci ne résument pas à eux seuls la production contemporaine, comme en témoignent plusieurs des films programmés à Nyon. On peut mentionner ici Daughter de Maria Paz Gonzalez, Genoveva de Paola Castillo, Land of Water de Carlos Klein, New Year de Cristobal Venezuela, News d’Ivan Osnovikoff et Bettina Perut, The Lifeguard de Maite Alberdi, Ultraman de Cristian Leighton et White Death de Roberto Collio.
Complicité nyonnaise
Figure tutélaire du cinéma documentaire chilien, Patricio Guzman a marqué de son empreinte indélébile le genre du cinéma documentaire avec sa fameuse triologie La Batalla de Chile. Il fonde en 1997 le FIDOCS, festival international du film de Santiago. Les meilleurs représentants nationaux et internationaux du genre documentaire s’y retrouvent depuis lors. Visions du Réel a pris une part importante au rayonnement de la production documentaire chilienne. Jean Perret, puis Luciano Barisone, ont familiarisé le public nyonnais avec le travail de réalisateurs chiliens chevronnés tout en lançant des cinéastes novices dans l’arène. «Luciano Barisone s’est rendu récemment au Chili où il a vu notamment le premier montage du film Surire de Bettina Perut et Ivan Osnovikoff. Visions du Réel se distingue par sa proximité et sa facilité d’accès. Le festival permet aux producteurs et aux réalisateurs d’échanger facilement avec les directeurs de programmes de télévision, les programmateurs de festivals de cinéma, les agents de production et les distributeurs de films. Le fait d’avoir fréquenté différentes sections de Visions du Réel ces dernières années (Doc in Progress, Pitching du Réel, Rough Lab) nous a permis d’établir des contacts pérennes avec ces différents acteurs de l’industrie. C’est d’autant plus important que nous devons nous faire connaître non seulement dans la phase de production, mais aussi dans la phase initiale de développement de nos films», explique Flor Rubina, directrice de Chile Doc. Cette organisation est vouée à la réalisation, la promotion et la commercialisation des films documentaires chiliens au Chili et à l’étranger. Isabelle Orellana et Roberto Collio, respectivement productrice et co-réalisateur avec Rodrigo Robledo du film Wilner Petit Frère, actuellement en phase de production, partagent ce constat: «A Visions du Réel, nous avons pu promouvoir notre projet. Nous avons également eu une opportunité unique, particulièrement enrichissante, d’échanger avec d’autres réalisateurs chiliens venus présenter ici leur travail». Leur film documente la trajectoire de Wilner Petit Frère, un migrant haïtien récemment arrivé au Chili. Il s’est donné pour mission d’informer et évangéliser ses compatriotes immigrés au moyen d’un bulletin d’information inédit édité en créole. Basé sur des enquêtes de terrain approfondies, le film ambitionne de constituer une archive de référence pour l’histoire de la première génération de migrants haïtiens au Chili. «Grâce à un appui gouvernemental, les documentaristes chiliens peuvent également depuis 2010 présenter leur travail dans d’autres festivals internationaux de référence comme Hot Docs Toronto, Dok Leipzig et IDFA Amsterdam. Du fait du succès rencontré par quelques films récents (Teatime de Maite Alberdi, Mi Abuelo Allende de Carola Fuentes et Rafael Valdeavellano et Chicago Boys de Marcia Tambutti), nous avons élargi le circuit de distribution des films documentaires au Chili. Nos films sont visibles dans pas moins de vingt villes aujourd’hui, depuis Arica au nord jusqu’à Punta Arenas dans le sud du pays», souligne Flor Rubina.
L’ombre persistante de Pinochet
Les films chiliens présentés à Nyon rendent sans aucun doute hommage au genre documentaire. Avec Arcana (2006), Cristobal Vicente plonge ainsi avec sa caméra naturaliste dans la prison de la fameuse ville côtière de Valparaiso durant la dernière de ses 150 années d’exploitation. Il scrute sans fausse pudeur mais aussi sans jugement le quotidien de prisonniers parqués à l’écart du monde. Agglutinés les uns aux autres, englués dans un quotidien sans horizon, ils évoluent dans un monde grouillant de bruits et de sons. Les mouvements des corps à l’heure de la promenade, les matchs de football, les visites des femmes et des enfants sont documentés: une grande partie de ce qui semble faire le quotidien de la prison nous est rendu visible. Par le regard à la fois cru et bienveillant qu’elle convoque, cette exploration rappelle la belle tradition du néoréalisme italien. Le besoin d’un retour sur le passé sanglant du Chili se fait encore lourdement sentir. La réitération symbolique de la geste de la résistance au général Pinochet s’effectue dans City of Photographers de Sebastian Moreno. Le documentaire montre comment la photographie s’est révélée comme un moyen unique, d’une étonnante puissance, pour témoigner de l’horreur de la dictature. Les images des protagonistes, regroupés à la faveur de la résistance au régime dans l’Association des photographes indépendants (AFI), se sont imposées comme une arme efficace pour contrer l’oppression, dénoncer les dérives immondes de la police secrète et exposer l’ampleur de la censure politique. Certains utilisateurs du téléobjectif semblent s’être transformés, à leur insu, en vrais reporters de guerre. Ils ne sont dès lors pas épargnés par les ambivalences et nuisances psychologiques inhérentes à cette condition (addiction à l’adrénaline). Les photographes reviennent sur plusieurs épisodes particulièrement douloureux. Conscients d’avoir participé à un mouvement de résistance héroïque, ils endossent encore aujourd’hui un rôle actif dans l’hommage rendu aux milliers de disparus via des expositions de photographie urbaine.
Ruptures générationnelles
L’héroïsme semble charrier avec lui nécessairement sa part de souffrance. Les activistes du Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), à l’instar de Carmen Castillo, ont dû s’exiler du Chili ou y rester dans la clandestinité. Dans Calle Santa Fe, la réalisatrice retourne trente plus tard sur les lieux où sont tombés ses proches. Elle filme aussi de manière particulièrement émouvante les rencontres d’aujourd’hui avec des camarades de lutte et des membres de sa famille. Castillo effectue un retour sur les faits passés, qu’elle semble faire évoluer dans un cadre d’interprétation mouvant. Elle cherche visiblement à conférer un sens à une souffrance irréparable ou à conjurer l’absence de sens. Le passage du temps et la distance temporelle modifient inévitablement le regard porté sur les événements. Les réalisateurs chiliens les plus jeunes sont nés après la dictature. La deuxième génération de réalisateurs chiliens (par rapport à ceux ayant vécu la résistance à la dictature à l’âge adulte) aborde quant à elle de nouveaux thèmes et enjeux en lien avec le trauma collectif passé. «Ainsi en est-il, par exemple, des films comme Mi Abuelo Allende (Marcia Tambutti), Surire (Bettina Perut), El Eco de las Canciones (Antonia Rossi), Abuelos (Carla Valencia Dávila), La Quemadura (René Ballesteros), Ma Vida con Carlos (Carlos Berger)», explique la réalisatrice Macarena Aguilo. Son propre film, The Chilean Building (2010), primé dans plusieurs festivals internationaux, concerne un chapitre peu abordé de l’histoire des militants révolutionnaires du MIR. Certains enfants de ses résistants furent placés en sécurité à Cuba dans des maisons communautaires dans le cadre de ce qui fut appelé le «projet». Ces structures communautaires, qui connurent peu d’équivalents à l’époque, étaient fortement marquées par l’utopie socialiste et collectiviste. Les enfants y grandirent séparés de leurs parents, engagés au Chili dans la lutte clandestine. Les relations épistolaires, épisodiques, ne pouvaient pas remplacer le lien affectif quotidien avec les parents biologiques. Le film explore ainsi les conséquences de l’engagement politique et du combat collectif contre la dictature sur les destinées individuelles. «Mon objectif en explorant ce passé collectif était de sonder son impact sur le présent de nos vies. Ma mère a été reconnaissante. Le film m’a aussi permis de renouer les contacts avec mes «frères sociaux» Andrea et Gerardo. Après les années de jeunesse passées ensemble à Cuba, nous nous étions perdus de vue. En recueillant des témoignages et en se rendant sur les lieux du passé, nous avons participé ensemble à une réflexion sur cette aventure collective qui a eu un impact décisif sur nos vies», conclut Macarena Aguilo.