Quinze ans après son adoption, quel bilan tirer de la loi cantonale genevoise sur l’intégration? Tel est le thème qui a été débattu par huit experts et praticiens du champ de la migration et de l’interculturalité samedi dernier à Vernier (GE), à l’invitation de la Fédération Maison Kultura (Centre d’accompagnement et de soutien associatif qui souhaite répondre aux enjeux et problématiques liés aux questions de l’immigration et de l’intégration).
Trop de jeunes laissés sur le carreau
La loi vise notamment à concrétiser l’égalité des chances au niveau de la formation et de l’accès à l’emploi. Or, les études récentes montrent que 60% des jeunes immigrés arrivés en Suisse après l’âge de 10 ans se retrouvent sans diplôme sept ans après la fin de la scolarité obligatoire. «Quant aux enfants d’immigrés du Portugal, de Turquie et des Etats d’ex-Yougoslavie, ils sont surreprésentés parmi ceux qui restent sans formation qualifiante nécessaire pour s’insérer sur le marché du travail et ce plusieurs années après avoir quitté le cycle d’orientation. La situation des enfants d’immigrés italiens et espagnols, associés aux vagues migratoires plus anciennes, est par contre meilleure. Elle est identique aujourd’hui à celle des jeunes nés suisses. Le système helvétique des filières, extrêmement exigeant, sélectionne très tôt en orientant les parcours de formation. Il laisse encore beaucoup de jeunes issus de la migration sur le carreau», explique Claudio Bolzman, sociologue et professeur à la Haute Ecole de Travail Social de Genève. Didier Nsasa, secrétaire général de la Fédération Maison Kultura, confirme ce diagnostic. L’expérience au sein de Maison Kultura prouve que 80 % des jeunes accueillis il y a six ans sont passés par une classe d’accueil du Département de l’Instruction publique. Parmi ceux-ci, ils sont de plus en plus nombreux à être durablement tributaires de l’Hospice général. Le sort similaire des mineurs non-accompagnés risque d’amplifier le phénomène. Pour Albana Krasniqi Malaj, directrice de l’Université populaire albanaise et membre de la Commission fédérale des migrations, la loi sur l’intégration représente certes un cadre protecteur pour les migrants et leurs familles. Cependant, le concept d’intégration en lui-même se révèle aussi souvent problématique car il est stigmatisant. La société d’accueil nourrit des attentes vis-à-vis des femmes migrantes, souvent non dénuées de préjugés sexistes, alors même qu’elle ignore le plus souvent le vécu de ces femmes et la violence structurelle qui l’accompagne. «Beaucoup ont subi des traumatismes jamais reconnus et traités comme tels. De plus, une fois en Suisse, beaucoup doivent entretenir des familles ou des communautés entières laissées dans leur pays. La loi sur l’intégration devrait fournir des possibilités concrètes de s’épanouir, de vraies chances et un traitement égal pour toutes et tous, indépendamment du passeport, de la couleur de peau, du genre, de l’orientation sexuelle, de la religion ou du statut social», souligne-t-elle.
Une industrie de l’intégration risque d’être générée
Professeur de sociologie à l’Université de Genève, président du groupe d’experts chargé de l’évaluation de la mise en œuvre de la loi sur l’intégration, Sandro Cattacin observe que la notion tant prisée de «vivre ensemble», souvent associée à celle d’«intégration», devrait concerner tous les citoyens. Elle ne doit pas définir seulement le rapport harmonieux que l’on souhaiterait voir s’instaurer entre autochtones et étrangers. L’intégration s’insère dans une problématique de société bien plus large, celle de la politique urbaine. «De manière générale, les lois sur l’intégration risquent de générer une industrie de l’intégration de laquelle nombre d’acteurs institutionnels se mettent à dépendre (y compris financièrement), et ce sans garantie de résultats», ajoute-t-il. En tant que Conseiller national à Berne, Ueli Leuenberger a lui aussi observé d’un regard critique l’émergence du concept d’intégration et sa mise en œuvre. Les législateurs chargés d’édicter les critères d’une bonne intégration se calquent le plus souvent sur des attentes comportementales de nature très spécifique liées à des règles, souvent désuètes d’ailleurs, censées régir la vie sociale en Suisse. «Or, je peux témoigner du fait que beaucoup de parlementaires chargés d’élaborer ces lois d’intégration au niveau fédéral n’ont jamais eu d’échanges réguliers avec des étrangers. Ils sont totalement déconnectés de la réalité vécue par les immigrés et leurs familles».
Remobiliser le secteur associatif
Le dispositif cantonal, relativement récent, repose beaucoup sur l’apport du secteur associatif. «Or, celui-ci est en manque de reconnaissance, y compris en matière de ressources financières et matérielles, en particulier la mise à disposition de locaux permettant aux associations de se réunir», ajoute Ueli Leuenberger. Antonio Da Cunha, président de la Fédération des associations portugaises de Suisse et professeur de sociologie urbaine à l’Université de Lausanne, s’accorde avec ce constat. Il observe qu’une «certaine fatigue partenariale s’instaure lorsque les associations doivent s’engager sur le long terme sans l’aide financière des pouvoirs publics. Les petites structures et les micro-projets, élaborés en collaboration avec les communes devraient aussi être soutenus», ajoute-t-il. «Les associations communautaires permettent de maintenir un lien entre les membres du groupe tout en reliant le groupe à la société d’accueil. Elles offrent un espace de sécurité et de communion autour de la culture d’origine en encourageant la perpétuation des habitudes propres à celle-ci et ce dans des domaines très variés comme par exemple, la manière de manger, de parler, de chanter, de rire et même de pleurer!… Lorsque l’on perd ses racines, on perd tout de soi-même. Pour pouvoir entrer correctement en relation avec son environnement, il faut avoir une bonne relation avec soi-même», souligne Antonio Da Cunha.
Les dimensions de l’intégration
Comment mesurer la contribution des communautés étrangères au «Vivre Ensemble»? Cet apport peut se décliner à de très nombreux niveaux. La notion d’intégration comporte une dimension centrale de réciprocité. Kanyana Mutombo, président de l’Université populaire africaine et secrétaire général du Carrefour de réflexion et d’action contre le racisme anti-noir, souligne le rôle accordé aux frontières comme lieux de rencontre et de jonction au sein des anciennes sociétés africaines. Aujourd’hui, le travail d’intégration intercommunautaire semble indissociable de la lutte contre les discriminations. Depuis l’instauration de la norme pénale fédérale antiraciste (art. 261 bis), les actions de sensibilisation menées par les autorités étatiques ont pris un certain essor, notamment avec la semaine annuelle d’action contre le racisme. Le Centre d’écoute contre le racisme mis en place à Genève offre une consultation directe sur les questions relatives aux actes racistes. Il sert d’interface avec les différentes structures compétentes dans le domaine en aiguillant les demandes du public. Le rôle stabilisateur de telles structures, comme d’autres organismes du même type mis en place par le passé ou sur le point d’être déployés aujourd’hui (Collectifs de médiation, ombudsman, etc) est aujourd’hui largement reconnu. Elles permettent d’éviter le recours à l’appareil judiciaire et son lot de conflits et de dépenses inutiles.
«Plus le statut d’un individu est précaire, plus on exige de lui»
Enfin, la discrimination est un problème qu’il faut penser dans sa globalité, tant il est vrai que la xénophobie va la plupart du temps de pair avec un phénomène d’exclusion sociale plus général. Camila Aros, secrétaire syndicale et experte des questions de migration au syndicat UNIA, constate que plus le statut d’un individu est précaire, plus on a tendance à exiger de lui en matière d’intégration. «Le vocabulaire de l’intégration permet de masquer le vrai problème, qui est en fait celui de l’exclusion sociale. D’où l’importance du travail d’information des syndicats auprès des travailleurs immigrés, en particulier lors des renouvellements des conventions collectives de travail, et de l’articulation de revendications conjointes de la communauté immigrée et de la société suisse dans son ensemble ». Horizon ou mirage, la politique d’intégration doit en tout cas se nourrir d’une multiplicité de perspectives si elle entend atteindre des objectifs de politique publique justes et cohérents. En réunissant tous les acteurs concernés par la problématique, – des associations aux autorités politiques en passant par les chercheurs et le grand public -, de nouvelles «Assises genevoises de l’intégration» pourraient permettre de faire quelques pas dans la bonne direction.