Le public genevois a pu redécouvrir le cinéma militant du «chantre de ceux qui n’ont pas de bouche» (la formule est d’Aimé Césaire) grâce à la diffusion en avant-première, au festival Black Movie, du documentaire Sembene, sorti en 2015 et coréalisé par Samba Gadjigo, biographe et spécialiste de son œuvre, ainsi qu’à une table-ronde réunissant avec lui le critique Michel Amarger et Michel Sembène, fils du cinéaste. Considéré comme le père du cinéma africain, Sembène voulait donner une parole au peuple africain, en lui permettant notamment d’accéder à la littérature.
De fils de pêcheur à la CGT
Né dans un milieu simple, fils d’un pêcheur de Casamance, Ousmane Sembène est doté tôt d’un fort tempérament. Il déserte les bancs de l’école à 13 ans après s’être révolté contre les reproches infondés de son instituteur. Il occupe divers emplois avant d’être mobilisé par l’armée française pour servir en France et au Niger (6ème régiment des tirailleurs sénégalais). Démobilisé, il rejoint les dockers de Marseille et fait avec eux l’expérience de la souffrance au travail. Dans la bibliothèque de la CGT, il parachève sa formation littéraire et intellectuelle en aiguisant son regard critique, à la fois sur la colonisation et l’état de la société africaine. Docker Noir (1952), sa première œuvre de fiction, est un roman aux forts accents autobiographiques, dans lequel il dresse un tableau saisissant de la misère et de l’invisibilité des travailleurs immigrés dans la société française. Ayant adhéré au parti communiste en 1951, il milite contre la guerre d’Indochine, puis contre celle d’Algérie. Dans O mon pays, mon beau peuple (1957), il exhorte à la «décolonisation de l’esprit africain», qui ne pourra se réaliser selon lui que par un retour aux langues et cultures autochtones (en particulier l’usage du wolof). Les bouts de bois de Dieu (1960) se fait l’écho annonciateur de la ferveur populaire des luttes pour l’indépendance qui sont en train d’aboutir à l’échelle du continent africain. Nombre d’anciennes colonies se libèrent du joug européen dans les années 1960, en particulier 14 territoires français d’Afrique subsaharienne et de l’Océan Indien. L’ouvrage raconte superbement la grève des cheminots sur la liaison ferroviaire Dakar-Niger et le rôle crucial et sans-précédent joué par les femmes dans la lutte.
Réalisme éthique et esthétique
A Marseille, Sembène rencontre André Bazin qui lui recommande l’étude du cinéma auprès des Studios Gorki, société de production et de distribution de films moscovite. «Le style littéraire et les thèmes qu’il aborde le rapprochent d’auteurs majeurs comme Emile Zola, Ernest Hemingway et Jack London. Son cinéma subit incontestablement les influences du cinéma soviétique, de la Nouvelle Vague française et du néo-réalisme italien», explique Michel Amarger. Son premier film Bonhomme Charrette (1963) est directement influencé par le Voleur de Bicyclette (1948) de Vittorio de Sicca. Sembène explore le quotidien des quartiers populaires avec une sensibilité rare en suivant le parcours sinueux du Bonhomme Charrette à Dakar pendant toute une journée. Il donne à voir la solidarité réelle, réconfortante, qui règne au sein des populations les plus vulnérables de la capitale sénégalaise. Campé sur une posture militante, le réalisme de Sembène sert de grille pour appréhender la réalité sociale, pour mieux la déchiffrer. Elle semble poursuivre des fins éthiques et esthétiques intrinsèquement compatibles.
Une parole pour vaincre l’aliénation
Le cinéma procure aussi à Sembene un moyen pour projeter une image différente de l’Afrique et des Africains. De fait, il existe alors un enthousiasme parmi les couches populaires pour le cinéma. De plus, le Sénégal possède, avec l’Algérie, les circuits de diffusion les plus larges. Cependant, il s’agit d’un cinéma de pur divertissement où prédominent les productions française, américaine, arabe ou indienne. Or, comme en témoigne La Noir de (1962), œuvre qui va révéler le cinéaste au niveau international, Sembène penche, lui, pour un cinéma ouvertement militant. Ce dernier repose sur des codes esthétiques et symboliques entièrement différents.
Dans une Afrique récemment décolonisée, la littérature est lue prioritairement par des élites bourgeoises coupées du peuple. Elle est orientée vers une langue que la plupart de la population ne maîtrise pas: le français. Au moyen du cinéma, Sembène veut permettre à un peuple, dépourvu d’accès à cette littérature et largement analphabète, de participer à la construction d’une nouvelle identité tout en rénovant son patrimoine culturel. Réalisé en noir et blanc, La Noire de met en scène la condition tragique d’une jeune domestique noire exploitée par un couple de néocolons français lors d’un séjour balnéaire sur la Côte d’Azur. La jeune fille est incapable de lire les nouvelles qui lui sont envoyées du Sénégal, lues par son patron. Son impuissance face aux manigances du couple exploiteur est le stade suprême de l’aliénation. Ce constat d’impuissance fait naître le désespoir de la jeune fille qui met fin à ses jours, mais il invite à emprunter de nouveaux chemins de résistance contre les schémas encore figés de domination. Il débouche sur une volonté de valoriser les traditions propres à la culture africaine en donnant une place au sacré, mais aussi en mettant en scène le quotidien du peuple, dans sa simplicité, ses codes, ses régularités, y compris ses impasses. Le médium cinématographique permet ainsi d’encourager de nouvelles formes de réflexivité. Une telle approche ne laisse pas indifférent non plus en Europe. La Noire de reçoit notamment le prestigieux Prix Jean Vigo. Sembène devient le premier Africain membre d’un jury à Cannes en 1967.
Déterminé et intransigeant
Dès lors, comme le souligne Samba Gadjigo, «on peut considérer que l’œuvre cinématographique de Sembène va s’axer autour de quelques thèmes principaux: la lutte contre la domination coloniale et post-coloniale, la promotion du socialisme et le panafricanisme». Dans Le Mandat (1968), adapté en deux versions (une française, une wolofe), Sembène déploie une ironie acide contre les membres de la «Nouvelle Afrique» post-coloniale, hommes ou femmes du peuple, soudain prétentieux, soucieux d’embrasser, sans retenue ou distance, les valeurs, les mœurs ou le style occidentaux. Emitai (1971) s’attarde sur la lutte des femmes de Casamance contre le colonel Armand lors de la Seconde Guerre Mondiale. Le gradé veut confisquer la production de riz locale pour les besoins de la métropole. Le choix de la Casamance n’est pas anodin puisque des formes de résistance particulièrement actives à la colonisation ont pu s’y observer depuis trois siècles et dureront jusqu’en 1920. Xala (1975) s’en prend aux élites sénégalaises. Ces nouveaux riches, potentats et chefs de famille corrompus ont fait main basse sur le pouvoir. Ils ont rapidement gâché les fruits de l’indépendance, notamment en faisant appel à des conseillers étrangers (Fonds monétaire international, Banque mondiale, services secrets français). Le film permet à Sembène de se moquer ouvertement du président sénégalais Léopold Senghor. Celui-ci ne pardonnera pas au réalisateur de s’en prendre plus tard à l’Islam dans la grande fresque Ceddo (1977), qui remonte aux origines de la colonisation de l’Afrique de l’Ouest au 17ème siècle. Le film écorne aussi l’image des missionnaires catholiques et lui vaudra d’être banni par le pouvoir pendant dix ans.
Le grand scandale, mais aussi probablement la plus grande réussite cinématographique de Sembene, sera atteint avec Camp de Thiaroye (1988). Cette fois, c’est la France qui veut détourner le regard de la vérité historique. Le film raconte la tragédie des tirailleurs sénégalais ayant servi la patrie française contre les forces de l’Axe. Parqués dans des camps de transit à la démobilisation, ils seront fusillés pour avoir eu l’outrecuidance de réclamer l’entièreté de leur solde. Le film est interdit en France. La stratégie de déni des autorités françaises est la même que pour le tristement célèbre massacre de Sétif dans l’Algérie de 1945. Avec Mooladé (2004), enfin, Ousmane Sembène condamne sans ambiguïté les mutilations génitales féminines et le patriarcat. Rebelle toute sa vie durant, implacablement déterminé à atteindre ses objectifs (y compris parfois au prix d’un certain opportunisme), Ousmane Sembène aura marqué à juste titre la culture de tout un continent.
Le film «Mooladé» (2004) est à découvrir le 31 janvier 2016 à 20h au cinéma Spoutnik de Genève, dans le cadre du festival Black Movie