Après la disparition de Luchino Visconti, Federico Fellini et Michelangelo Antonioni, Marco Bellocchio est, avec Nanni Moretti, Ettore Scola et les frères Paolo et Vittorio Taviani, l’une des rares références du cinéma d’auteur italien encore en vie. Le réalisateur était présent la semaine passée à Genève à l’occasion de la sortie du film Sangue del mio Sangue. Influencé par la peinture, il est l’auteur de scénarios personnels et de récits semi-autobiographiques tout comme d’adaptations de belles œuvres littéraires, comme celles d’Heinrich von Kleist ou de Luigi Pirandello. L’itinéraire de l’artiste italien, ainsi que la marque politico-esthétique imprimée par son cinéma, sont mis en exergue par la projection simultanée de deux de ses œuvres de jeunesse – Les Poings dans les poches (1965) et La Chine est proche (1967). Les trois films sont visibles aux Cinémas du Grütli jusqu’au 17 novembre.
Des liens qui enserrent, un monde à liquider
Avec Roberto Rosselini, Vittorio De Sicca, Luchino Visconti et Cesare Zavatinni, le cinéma néo-réaliste italien, qui couvre les années 1943 à 1955, était déjà en rupture avec la période euphorique dite des «Téléphones blancs» (en référence à des films mièvres de la fin des années 1930 dont les intrigues se jouent au bout du fil). «Des réalisateurs comme Marco Bellocchio ou Bernardo Bertolluci s’inscrivent dans le prolongement de ce cinéma social de la fin et de l’immédiat après-guerre en inaugurant, dès le milieu des années 1960, un cinéma de contestation marqué par une critique virulente des institutions», explique Pietro Guarato, animateur d’un cinéclub universitaire consacré au «cinéma antibourgeois» diffusé en ce moment à l’Auditorium Arditi. L’oppression des liens familiaux, l’influence délétère de l’Eglise sur la vie en société, la médiocrité des rapports sociaux et la veulerie de l’opinion: ces thèmes traversent l’ensemble de l’œuvre de Bellocchio. Dans Les poings dans les poches, seule une solution radicale est en mesure de contrecarrer l’ennui proverbial et la morosité accablante d’un petit village d’Emilie-Romagne. La lourdeur des conventions semble y arbitrer tous les conflits de la vie affective et matérielle. Les meurtres successifs de la mère et du frère par un des membres masculins de la fratrie sont porteurs d’émancipation en même temps qu’ils signent l’enterrement – désabusé ou cynique – des normes villageoises. La Chine est proche (1967) continue à traquer les rapports familiaux tout en s’attaquant frontalement à la petite politique provinciale à l’italienne, toujours avec pour décor l’Emilie-Romagne. Un très riche notable, accompagné par sa sœur, décide de se porter candidat pour le parti socialiste unifié aux élections locales. La politique est en fait un moyen, ridicule voire pervers, de donner vie à une structure familiale défaillante. Elle devient aussi un antidote pathétique et grotesque aux errements privés des protagonistes. «Dans la perception de l’extrême-gauche de l’époque, dont Bellocchio est alors un partisan actif, les socialistes sont les valets de la démocratie-chrétienne. Pour elle, la coalition de ces deux partis plonge l’Italie dans la vacuité programmatique et l’immobilisme», rappelle Pietro Guarato. Bellocchio s’en prend ensuite aux divers loci de l’appareil répressif du pouvoir en dénonçant l’éducation religieuse (Au nom du père (1971)), la presse (Viol en première page (1971), l’armée (Marche triomphale (1974)) et l’institution psychiatrique (Fous à délier (1975)). Il ressort profondément marqué par sa fréquentation du célèbre thérapeute italien Massimo Fagioli avec lequel il commence à collaborer. Fagioli cherche à faire évoluer la psychiatrie au-delà de son horizon freudien traditionnel en organisant notamment des séances de thérapie collective. Bellocchio s’investit dans le mouvement antipsychiatrie. En explorant la psyché humaine, il produit des œuvres plus hermétiques (la Sorcière (1988), le Rêve du papillon (1994), etc.). S’il semble s’éloigner de la revendication politique, il continue à sonder avec audace les dynamiques familiales et s’attarde également sur les formes du désir sexuel. Sous l’œil d’une caméra vive et intense, ces phénomènes, enchevêtrés, sont à la fois créateurs et négateurs de l’individu (Le saut dans le vide (1980), Le diable au corps (1986)). Son cinéma continue à se distinguer par sa manière de faire dialoguer la grande et la petite histoire (Henry IV (1984), le Prince de Hombourg (1997)), et ce quitte à aborder de front des nœuds gordiens de l’aventure collective italienne (qu’il s’agisse d’interroger la fascination exercée par Benito Mussolini dans Vaincre (2009) ou l’héritage ambivalent, voire coupable, des Brigades rouges (Le Diable au corps (1986) et Bongiorno Notte (2002)).
Eternel retour au lieu d’origine
Depuis plus d’une décennie, Bellocchio donne chaque été des ateliers de cinéma à Bobbio, petite cité médiévale dont il est originaire. Lieu de sa formation sentimentale, c’est aussi là qu’il a tourné son premier film Les Poings dans les poches. Après y avoir mis en scène notamment sa propre fille dans Sorelle Mai (2010), Per Giorgio Bellocchio, son fils, y incarne l’un des personnages principaux dans son dernier film Sangue del mio Sangue. Dans le huis clos d’un couvent, le soldat Federico Mai vient obtenir les aveux de Benedetta, une nonne accusée d’avoir pactisé avec le diable en commettant le crime de chair avec son frère. Le prêtre en question s’est suicidé et il ne pourra être enterré au sein de la communauté des croyants qu’en cas d’aveu de la pécheresse, vouée à la damnation éternelle. Or, le frère jumeau ne tarde pas à tomber, à son tour, sous le charme de la tentatrice. Cette dernière est l’incarnation, symbolique et intemporelle, du désir et de la passion. Le récit est scindé en deux et promène le spectateur à travers les âges. On passe de l’enfer moral du fanatisme religieux de l’Inquisition à la faillite sociale et humaine de l’Italie contemporaine. La seconde partie du film se déroule en effet cinq siècles plus tard, de nos jours. Le couvent de Bobbio y abrite alors une prison désaffectée. Un comte vieillissant, soi-disant vampire, est menacé d’expropriation par un inspecteur des impôts, épaulé par un milliardaire russe. Traversant les époques, Bellocchio fils incarne le soldat dans la première partie, puis l’escroc du fisc dans un second temps. Face à lui, le comte désabusé s’apprête à faire ses adieux définitifs aux vivants, non sans leur avoir décoché quelques flèches savoureuses (le dialogue entre le vampire et son dentiste, très drôle, n’est aussi pas dénué de réflexion). Le frère jumeau de Marco Bellocchio s’est donné la mort lorsque ce dernier avait vingt ans. Le désarroi du soldat Federico doit-il évoquer le deuil personnel du réalisateur? Les saillies du comte de Bobbio contre les dysfonctionnements du système italien (faux invalides, vrais corrompus,…) tout comme la pudique séduction qu’exerce sur lui la beauté d’une jeune femme donnent une cohérence à l’ensemble en dépit des indéniables ratés de la bande-originale (un air particulièrement kitsch de Metallica chanté par un chœur d’enfants qui s’invite maladroitement à plusieurs reprises). Bellochio explore les lieux avec intelligence et sensibilité. Il interroge leur façon d’habiter le corps, le coeur et l’esprit des hommes. Il observe aussi comment cette triade, en retour, s’ancre dans l’espace et dans le temps. Le film conjugue audacieusement critique sociale et esthétique baroque.