Le Centre international d’archivage d’anecdotes de Zoé Kadotsch veut faire sortir de leur anonymat trivial des récits personnels récoltés par ses amis-correspondants aux quatre coins de la planète. Malik Nejmi a confié à un jeune migrant sénégalais un téléphone portable à l’aide duquel celui-ci filme son entraînement à la traversée du détroit de Gibraltar. Agostino Pacciani élabore des reportages multimédias afin de nous embarquer sur sa plateforme internet Un Monde Migrant. Autant d’exemples de pratiques vues et discutées la semaine passée au théâtre Saint-Gervais. Les mouvements incessants de l’humanité sont documentés; on éclaire une variété de sujets relatifs à la survie des destinées humaines; on propose l’ébauche d’une réflexion sur les enjeux inhérents à la conservation et à la représentation, matérielle et symbolique, de très nombreux exils contemporains.
Des caricatures reproduites sur les murs de Syrie
Cependant, c’est la parole des artistes qui émeut et donne le plus à penser. Point d’orgue de cette semaine d’échanges, la soirée consacrée au théâtre syrien aura tenu toutes ses promesses. Tawfiq Chamaa, médecin et président de l’Union des organisations de secours et de soins médicaux, a livré quelques chiffres qui donnent toute l’ampleur de la tragédie: 5 millions de réfugiés, 6 millions de déplacés internes, probablement déjà 1 million de disparus et 300’000 handicapés physiques. «L’art est une blessure qui devient lumière», a rappelé le médecin en citant une formule empruntée au peintre cubiste George Braque. Celle-ci résume en effet la portée du témoignage des artistes syriens ayant participé à la discussion. D’abord réfugié palestinien en Syrie avant la révolution, puis exilé syrien en Europe, le caricaturiste Hani Abbas raconte les circonstances de son départ et ses déchirements personnels. Il témoigne de sa satisfaction à voir ses caricatures reproduites sur les murs de Syrie et nourrir le combat des insurgés. Le statut ambivalent de l’artiste exilé, à l’extérieur ou à l’intérieur de ses frontières d’appartenance nationale, la question de la légitimité de sa production artistique eu égard au vécu de ses concitoyens, la reconfiguration, forcée, de l’espace physique et mental depuis lequel se déploie sa créativité: ces questions, et la douleur qu’elles charrient avec elles, ont été abordées aussi par Nanda Mohammad, comédienne travaillant au Caire et Omar Abu Saada, metteur en scène resté en Syrie. Les deux ont travaillé avec des populations précaires dans plusieurs pays du Moyen-Orient, en particulier dans des prisons et des camps de réfugiés. Pour donner une voix aux femmes syriennes exilées, ils ont monté avec elles les Troyennes d’Euripides et Antigone de Sophocle. Un travail primé dans plusieurs festivals de film documentaire. Suite à un appel du théâtre Saint-Gervais, le metteur en scène égyptien Salam Yousri a animé quant à lui récemment à Genève un atelier sur le thème de la migration et de l’exil. Inspiré de l’esprit des Lehrstuck de Brecht (de courtes pièces didactiques destinées à ne pas être montrées), le travail effectué dans le cadre de ce laboratoire avec des comédiens, amateurs pour la plupart, met en exergue la vocation du théâtre comme espace de rencontres et d’apprentissage, lieu d’osmose entre la fiction et le réel. Le metteur en scène genevois Patrick Mohr a fait la même expérience. Dans le cadre de sa pièce Eldorado, il a réuni notamment dans deux chœurs d’amateurs une quarantaine de personnes concernées par les thèmes de l’exil et de la migration. L’expression théâtrale sert, dit-il, dans sa pièce, à transposer la violence du réel et à sublimer sa répression par le corps social. L’importance conférée à la chorégraphie des mouvements et des déplacements souligne la force des formes d’expression non-verbales. Le corps et les émotions sont sollicités là où le verbe ne suffit plus à capturer l’essence du vécu. Car ils peuvent s’introduire, explique Patrick Mohr, là où même la poésie, forme pourtant la plus aboutie du langage, finit par se heurter à ce que Nicolas Bouvier a appelé «la douane du silence».
Documenter les parcours, historiser les engagements
L’auteure et metteure en scène Valentine Sergo a puisé, à l’origine, la matière de son travail sur le thème de la migration dans le concret du quotidien de la ville de Meyrin, bâtie dans les années 1950 autour de son prestigieux Centre européen de la recherche nucléaire (CERN) à la sueur du front des travailleurs migrants du sud et de l’est de l’Europe. La rencontre avec un requérant d’asile du foyer de Feuillasse l’a conduite à s’intéresser à la thématique de l’asile, du point de vue des personnes concernées, puis de celui de ceux sensés leur venir aide, les assistants sociaux. Dans «Au bord du monde», elle met en scène les tiraillements vécus par ces derniers, entre volonté de partage et de solidarité d’une part, et impératifs d’obéissance aux injonctions égoistes de la machine bureaucratique fédérale d’autre part. Enfin, Pilar Ayuso, arrivée à Genève d’Espagne en 1969, a raconté comment l’espace culturel de Saint-Gervais, a servi au façonnement des identités immigrées et à la formulation des revendications des travailleurs du sud de l’Europe. Dès les années 1970, on y diffusait des films de cinéastes espagnols antifranquistes tout en écoutant des chanteurs interdits par la dictature ibère. C’est dans ce cadre notamment que s’élaboreront les premières ripostes organisées aux initiatives fédérales xénophobes, que se mettront en place des stratégies de négociation avec les autorités en matière d’octroi de permis et que se feront entendre les premières demandes de participation à la vie politique des étrangers à Genève. L’histoire de la migration de travail et de ses expressions artistiques dans la cité de Calvin passe donc directement par l’évocation de l’historique du lieu.