Au cœur de la violence avec Sam Peckinpah

Cinéma • La Cinémathèque suisse consacre une rétrospective au cinéaste américain connu entre autres pour ses westerns iconoclastes et son engagement contre la guerre.

Sam Peckinpah avec Dustin Hoffman sur le tournage des Chiens de Paille (1971) ©DR / Collection Cinémathèque suisse

Après le Festival de Locarno et la Maison des Arts du Grütli et comme d’autres grandes institutions internationales de cinéma, les Cinémathèques française et suisse rendent en ce moment hommage au réalisateur étasunien Sam Peckinpah. En parallèle, un bel ouvrage collectif paru chez Capricci et coédité par la cinémathèque suisse, permet de redécouvrir les principales articulations, thématique et chronologique, de son œuvre.

Le travail de Peckinpah a été marqué par une réflexion profonde, inédite pour son époque, sur la violence, les modalités de son surgissement et la variété de ses effets dévastateurs. Son influence sera durable. Des films comme Coups de feu dans la Sierra (1962), La Horde Sauvage (1969), Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (1974), Croix de fer (1977) et Osterman Week-end (1983) influenceront plusieurs générations de réalisateurs talentueux comme Martin Scorsese, David Lynch, John Woo ou Quentin Tarantino…Des acteurs de renom, très souvent restés fidèles au réalisateur, auront aussi transcendé l’écran sous sa direction. Joel McCrea et Randolph Scott dans Coups de feu dans la Sierra (1962), Charlton Heston dans Major Dundee (1965), William Holden dans La Horde Sauvage (1969), Jason Roberts dans Un Nommé Coble Hogue (1970), Steve Mc Queen dans Guet-Apens et Junior Bonner (1972), James Coburn dans Pat Garrett et Billy le Kid (1973) et Croix de Fer (1977). Et pourtant, la réputation de Sam Peckinpah, tout comme les éléments de légende qui s’y sont postérieurement greffés, ont aussi eu un impact négatif sur la réception de ses films. Son nom convoque avec lui la mémoire de tournages au bord de l’implosion dirigé par une personnalité volcanique, le souvenir de conflits incessants avec les producteurs et de films rapiécés par les studios. Une créativité artistique débordante certes, mais aussi erratique parfois car affectée par de sérieux problèmes d’alcool et de drogue. Un peu moins triviale, une autre raison pour ce désamour relatif réside peut-être dans le thème, d’une intense gravité, qui habite l’essentiel de son œuvre et de laquelle elle tire toute sa force tragique: la violence.

Chez Peckinpah, la violence est omniprésente car inscrite au cœur de la nature humaine et de l’ordre social. Ubiquitaire dans ses formes et ses manifestations, elle est aussi dotée de capacités de déploiement et de potentialités destructrices infinies. L’ingéniosité et la maîtrise technique nourrissent l’incandescence brutale des images. Elle servent l’apparente clarté, glaciale, de son propos. Ambiguë, dénoncée comme complaisante par certains critiques, la fameuse scène du viol dans Les Chiens de paille (1971) contraint à adopter tour à tour la position du bourreau et de la victime. Le noir pessimisme qui semble habiter l’univers de Peckinpah aura probablement découragé certains spectateurs.

Au crépuscule du western
La carrière de Sam Peckinpah débute à la télévision. Depuis le début des années 1950, le petit écran livre outre atlantique sa concurrence au cinéma. Elle va s’imposer comme le premier médium de masse en se substituant à la radio. Sam Peckinpah écrit des scénarios, puis se voit confier la réalisation de plusieurs séries de western. Le genre sera très populaire à la télévision jusqu’à la fin des années 1950. Peckinpah se distingue à plusieurs titres. Ses récits – comme L’Homme à la Carabine ou la série The Westerner – brossent le portrait d’un Ouest cruel et mélancolique. Dépourvue de sa dimension héroïque et rédemptrice, la violence qui se déchaîne dans ses vastes plaines est l’arme très mal maîtrisée de personnages douteux et grotesques, rongés par leurs obsessions pathologiques. L’avènement de ce genre nouveau reflète l’incrédulité grandissante du public à l’égard du western traditionnel ainsi que le relâchement de la censure. Il témoigne aussi des bouleversements de la psyché collective étasunienne. Le choc lié à l’assassinat du président Kennedy (et les mystères qui s’y rattachent) ainsi que la division de l’opinion autour de la guerre du Vietnam expliquent la lassitude pour les récits hollywoodiens et leurs univers de signification limpides et transparents (où chaque conflit résolu par le héros permet de rétablir l’ordre moral, politique et social). En phase avec ce contexte, la violence semble s’envisager chez Peckinpah comme un simple phénomène de perturbation du monde auquel aucune signification, en tous les cas vertueuse, ne peut être rattachée. Mettant en scène deux cow-boys vieillissants accomplissant leur dernière mission avant de disparaître, Coups de feu sur la Sierra (1962) est déjà empreint du thème de la dégénérescence. Teinté du même esprit, la deuxième œuvre majeure de Peckinpah, La Horde Sauvage (1969), retient aussi l’attention des critiques par sa capacité à jouer avec le temps et altérer la vitesse du récit. «La fin de La Horde Sauvage est un festival de destruction, l’expression d’un sentiment très propre à cette fin des années 1960 juste après Woodstock : une génération qui préférait brûler rapidement que s’éteindre à petit feu», explique Fernando Ganzo, qui a dirigé l’ouvrage collectif récemment paru chez Capricci. Les massacres de la Horde sauvage entrent en écho avec les infâmes exactions perpétrées au Vietnam, contemporaines du film, comme celles de My Lai. Ils coïncident aussi avec une nouvelle prise de conscience des atrocités commises contre les Amérindiens.

La caractéristique des récits de Peckinpah est de s’étirer, et les durées de s’y rétrécir jusqu’à atteindre l’arrêt sur image. A l’instar de Major Dundee (1965), les scénarios mettent souvent en scène le thème du renversement des rôles et de la trahison. Les intrigues servent à éclairer les nombreuses séductions – en particulier matérielles, corporelles et symboliques – exercées par la violence. Mais, c’est toujours pour en révéler les mirages. La violence conduit en effet systématiquement à la chute des personnages, à leur destruction et à leur avilissement (Coups de feu dans la Sierra, La Horde Sauvage, Guet-Apens, Pat-Garrett et Billy the Kid, Les Chiens de Paille, Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, Croix de fer, The Osterman Weekend,…). Chaotique, incapable d’indiquer une direction claire, la violence des personnages ajoute pourtant d’importantes et précieuses victimes à son trophée. Elle tue la lucidité, la dignité et l’altruisme. Ce propos accablant est renforcé par une maîtrise formelle impressionnante : «Peckinpah a su s’appuyer sur de très bons chef opérateurs, Lucien Ballard et John Coquillon, qui ont ajouté par la lumière l’émotion qui vient avant tout dans son cinéma du montage et du jeu des acteurs. Ainsi, par exemple, dans Pat Garrett & Billy le Kid, on trouve une grande beauté élégiaque, souvent liée aux moments de mort des personnages», souligne Fernando Ganzo.

Une note brechtienne
Peckinpah pouvait-il s’épargner d’ajouter la figure du soldat à sa danse macabre ? Croix de Fer (1977), seul film de guerre qu’il ait réalisé, met en scène la retraite chaotique et effroyable de la Wehrmacht sur le front russe en 1943. Individualiste féroce et forcené, assoiffé de combats, l’officier décoré Steiner s’oppose pourtant avec aplomb à une hiérarchie qui voudrait utiliser son image à des fins de propagande. «Je dégueule les officiers, mon uniforme et tout ce qu’il représente», éructe-t-il ainsi à la face de ses supérieurs interloqués. Le film s’achève par une série de photographies d’atrocités commises après la Seconde Guerre Mondiale aux quatre coins de la planète accompagnée par une citation célèbre de Bertolt Brecht tirée de La résistible ascension d’Arturo Ui :«Ne vous réjouissez pas de la défaite du monstre car, à travers le monde qu’elle installa puis stoppa, la putain qu’elle a engendré est toujours en chaleur».

Le dernier film de Sam Peckinpah, The Osterman Weekend (1983), basé sur le roman d’espionnage du même nom de Robert Ludlum semble ouvrir encore une nouvelle dimension à sa réflexion sur la place occupée par la violence dans le monde moderne. Pat Garrett et Billy le Kid était son adieu au western. Son opposition à la guerre du Vietnam et sa haine pour l’administration Nixon l’avaient même conduit à demander la nationalité mexicaine. Dénonçant les dérives de la surveillance étatique et du contre-espionnage typiques de la Guerre froide, The Osterman weekend est un règlement de compte avec un monde de la télévision où il a été formé et qu’il a fréquenté toute sa vie durant. Dans un univers anesthésié par le spectacle incessant produit par les médias, des personnages insensés se livrent à leurs fantasmes destructeurs les plus fous. Ainsi, l’agent secret endeuillé, campé par John Hurt, ébauche un projet de vengeance à la fois chimérique et burlesque dont il finit lui-même prisonnier. Réflexion au sujet des images et du pouvoir de la manipulation, le film est également une critique de la violence froide et sourde distillée par les médias et la technologie. Le film s’achève par une mise en abîme aux accents de distanciation brechtiens. Alors que la caméra fixe une chaise de studio télévision vide, la voix-off enjoint le spectateur à éteindre son poste.

L’outil de contrôle social par excellence qu’incarne la télévision en a pris pour son grade. Mais la métaphore de la chaise vide fait aussi sens au regard de l’œuvre de Peckinpah dans son ensemble. Gravement malade sur le tournage, Peckinpah semble décidé à prendre congé. D’une violence noire certes, mais d’une intense profondeur, son cinéma est en train d’abdiquer. Les armes lui manquent en effet pour survivre au retour des «héros positifs» du cinéma étasunien des années 1980 (Spielberg, Lucas, Schwarzenegger,…)…Et à leurs moins nobles ravages.

Rétrospective Sam Peckinpah à la Cinémathèque suisse jusqu’au 3 octobre. www.cinematheque.ch
Sam Peckinpah, ouvrage collectif dirigé par Fernando Ganzo, Editions Capricci, 2015, 200 pages