Autopsie d’une violence inexorable

Cinéma • Le cinéma du Spoutnik consacre un beau cycle au cinéma des «années de plomb» allemandes, italiennes et japonaises

«Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon» dénonce ouvertement les dangers du pouvoir en général et les dérives de la police en particulier. ©DR

La violence révolutionnaire, le terrorisme et sa répression, ont prospéré sur le terreau fertile d’un passé impossible à cicatriser. Les excellents films à l’affiche invitent à situer et discuter ces phénomènes dans leur contexte, mais aussi à en explorer les nombreux ressorts et implications, individuels comme collectifs. «Pour éviter la guerre des mémoires, les risques de manipulation ou de stigmatisation, nous avons proposé au public deux types d’œuvres marquantes: celles contemporaines des faits et des films plus récents. L’historiographie a encore beaucoup à nous enseigner sur cette époque qui est à la fois taboue et douloureuse pour beaucoup de personnes. Nous sommes d’ailleurs conscientes des dangers de spectacularisation, de psychologisation ou dépolitisation inhérents à certaines œuvres projetées, surtout en ce qui concerne la production récente», explique Aurélie Doutre, permanente du Spoutnik qui a concocté avec sa collègue Maud Pollien ce riche programme consacré aux années de plomb.

Une chape de plomb très lourde
«Die bleierne Zeit», «Les années de plomb». Le vers du poète allemand Hölderlin, est aussi le titre d’un film de 1981 de Margarethe von Trotta sur les deux sœurs Enslin, Christine et Gudrun. Les deux sœurs conversaient dans le même dialecte souabe qu’Hölderlin et savaient réciter ses vers avec talent. Retrouvée morte dans la prison de Stammheim en 1977, Gudrun Enslin était une égérie de la première génération de la Rote Armee Fraktion (RAF). Journaliste féministe engagée, animée de sentiments ambivalents envers l’idéologie et l’évolution mortifère de sa sœur, Christine n’est pas parvenue à éviter sa fin tragique…en dépit de tout son amour sororal.

Le terme «Années de plomb» est très souvent associé aux balles échangées par les partisans de la lutte armée (et plus spécifiquement de la guérilla urbaine) de bords politiques opposés, de la fin des années 1960 aux années 1980 finissantes, sur plusieurs continents. Comme la plupart des cinéastes mis à l’honneur ici au Spoutnik, Margarethe von Trotta a pour elle une riche carrière d’intellectuelle et de cinéaste engagée. Elle doit être créditée notamment d’un récent et captivant film sur la figure d’Hannah Arendt (2012) et la controverse suscitée par sa thèse sur la banalité du mal (couverture médiatique du procès Eichmann à Jerusalem en 1961). Die bleierne Zeit évoque la chape de plomb qui pesait sur la société allemande des années 1950. Une scène forte résume l’enjeu, celle du malaise générationnel. Elle montre la projection dans le cadre de l’enseignement paroissial (et par extension dans ce film aussi familial car le père des deux héroïnes du film est pasteur) d’un documentaire sur l’extermination des Juifs d’Europe. Les adultes en présence n’accompagnent le film (et en particulier les images d’amoncellement de cadavres des camps, et parmi eux d’enfants) d’aucun commentaire explicatif. Déjà traumatisées par le souvenir des bombardements alliés vécus dans leur petite enfance, les deux jeunes filles Enslin se réfugient en larmes dans les toilettes. Allégorie? La réticence des parents à dialoguer ouvertement sur l’épisode collectif nazi, et qui plus est à évoquer leur propre passé personnel, peut difficilement être rendue plus manifeste. Cette démission parentale accouche de cette génération incarnée par les deux sœurs, une génération qui grandira avec à la fois un sentiment de culpabilité et de victimisation.

La lourdeur du passé et l’ambivalence des sentiments qu’elle génère auprès de la jeunesse ne conduisent pas forcément à produire des candidats au martyre terroriste. Mais elles aiguisent certainement l’esprit critique et la remise en cause de certains dogmes. Réalisé en 1979, par une équipe de cinéastes brillants dont Werner Rainer Fassbinder et Volker Schlöndorff, l’Allemagne en automne filme ainsi la réaction collective de ces cinéastes à l’actualité immédiate. En cette année charnière de 1977, celle-ci est particulièrement chargée. Le patron des patrons, Hans Martin Schleyer, a été kidnappé. Des membres de la Rote Armee Fraktion (RAF) prennent en otage un avion pour réclamer la libération de la bande à Baader. Bilan de l’épisode: les terroristes preneurs d’otage sont liquidés et les trois protagonistes de la RAF (Baader, Raspe et Enslin) sont retrouvés morts (dans des circonstances douteuses). Les cinéastes sont sommés de proposer une réflexion à chaud sur cet épisode. La contribution de Fassbinder est à la fois originale et prend une valeur paradigmatique. Le cinéaste filme l’intimité du couple qu’il forme avec son compagnon. Le personnel et le collectif s’entremêlent lorsque l’objet de leur dispute conjugale devient l’attitude à adopter face à la gravité des circonstances politiques du moment. Ensuite, la caméra s’attarde sur une conversation avec la mère du cinéaste. Sans abjurer sa foi démocrate et en dépit de l’évocation de son passé sous l’ère nazie, celle-ci préconise la plus grande fermeté vis-à-vis des terroristes. Son attitude plonge le cinéaste dans un émouvant mélange de tristesse et de perplexité.

Renverser le fardeau de la peur
Lénine pensait du gauchisme qu’il était «la maladie infantile du socialisme». Les vagues de mai 1968 bruissèrent de leur enthousiasme de l’Italie à l’Allemagne, du Japon à la France et avaient pris naissance dans le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis. Les protestations de 68 avaient mené ce gauchisme (dans ses diverses composantes) à son apogée. Enfants des Trente Glorieuses, ces années du grand essor économique et du plein-emploi, les batteurs de pavé (jeunes étudiants pour la plupart) vivent dans une époque marquée par les luttes sociales et anticoloniales, la fin de la guerre d’Algérie, l’affrontement de la guerre froide et en son centre une guerre du Vietnam impossible à ignorer. Face au conservatisme moral et social de leurs aînés, ils rêvent d’une autre société qui libérerait l’individu. L’héritage de 1968 est multiforme et demeure jusqu’à aujourd’hui l’objet de nombreuses disputes. La répression et l’essoufflement des protestations qui se sont exprimées dans le cadre de ce mouvement semblent en tous les cas causer l’émergence d’une nouvelle gauche. Celle-ci est révolutionnaire. Elle reproche aux autres pans de la gauche de ne connaître maintenant que deux registres: celui de l’incantation et de l’indignation résignée. Elle fait surtout le constat implacable de son inaptitude à combattre réellement l’ordre établi. Pour satisfaire ce dessein, il n’y a qu’une seule possibilité : la lutte armée.

Ils étaient les Brigades rouges (1969-1978) l’illustre sans ménagement. Il s’agit d’un documentaire de Mosco Levi Boucault de 2011, réalisé sur la base de témoignages récents de quatre ex-membres du commando ayant arrêté, puis exécuté Aldo Moro. Les prisonniers non-repentis nous plongent, sans excès de pudeur, au cœur de la rationalité de leur lutte révolutionnaire. Le film en dévoile aussi le modus operandi, y compris ses aspects les plus morbides. Imputée dès 1969 à l’extrême droite italienne, «la stratégie de la tension» consistait à exécuter des attentats sans les revendiquer et ce pour pouvoir les attribuer à l’extrême gauche. Son but était de faire régner un désordre qui puisse donner à l’opinion le sentiment que l’Etat est incapable de la protéger. Les Brigades Rouges ont recours à une violence du même type contre les biens et les personnes tout en se targuant d’une autre légitimité que celle employée contre eux par l’Etat et les nervis fascistes qu’ils combattent. A Milan comme dans les autres villes du nord de l’Italie, les ouvriers industriels, en particulier les travailleurs migrants pauvres fraîchement débarqués du sud de la péninsule, vivent avec un sentiment de peur constant, plus ou moins diffus. Cette peur est reflet des rapports de production et des rapports de domination qui en sont le corollaire. Le travail sur la chaîne de production des produits des groupes Fiat ou Siemens est aussi fatigant qu’abrutissant. Grand patron, contremaître ou chef d’unité: tous disposent de moyens de contrôler et faire jouer cette peur. Les sanctions varient des mesures de rétorsion contre les ouvriers considérés comme récalcitrants jusqu’au licenciement. Le système qui enserre les relations employeurs-employés pénalise naturellement les ouvriers les plus politisés. Pour certains d’entre eux, le passage à la lutte violente devient alors d’autant plus légitime. Dès lors, les premières actions des Brigades Rouges sont le reflet de cette volonté de renverser le rapport de force psychologique dans l’environnement de travail. Il va se traduire par des actions de sabotage dans les ateliers d’usine, ou des attaques matérielles (contre les voitures des cadres) ou physiques (agressions). Ils étaient les brigades rouges nous rend attentif à la gradation des objectifs et méthodes mis en œuvre par les terroristes. De la violence rhétorique ou symbolique à la violence physique directe (gambizazzione), puis de la violence directe à l’attentat. Une stratégie de communication sophistiquée permet de décupler les effets escomptés, parmi lesquels la diffusion de la peur parmi les adversaires et l’opinion publique. En témoignent l’usage d’un certain phrasé dans les communiqués de l’organisation, leur ritualisation (les tracts sont systématiquement laissés dans les cabines téléphoniques publiques ou envoyés à la rédaction des quotidiens locaux) et des montages graphiques permettant de mettre en scène l’inversion des rapports de pouvoir (l’hématome du juge Sossi et la mine défaite d’Aldo Moro). Une voix-off s’interpose pourtant à intervalles réguliers tout au long du documentaire. Le Parti communiste et une partie des intellectuels de gauche critiquent vigoureusement par son entremise les méthodes de l’extrême gauche révolutionnaire anticommuniste depuis le milieu des années 1970. Prônée par son secrétaire général Enrico Berlinguer, l’alliance entre le Parti communiste italien et la démocratie chrétienne (dit compromis historique) est lourdement hypothéquée par cette gauche extraparlementaire qui prône l’escalade permanente de la violence. L’enlèvement spectaculaire, puis l’assassinat d’Aldo Moro, chef de la démocratie chrétienne, lui portera son coup de grâce. Le regard de plus en plus critique de la société italienne face aux actions des Brigades Rouges peut s’observer dans Bongiorno Notte (2003) de Marco Bellocchio. Le film semble aussi témoigner de l’évolution personnelle de Bellocchio. Viol en Première page (1972) s’en prenait aux symboles du pouvoir de la bourgeoisie en y présentant la presse en suppôt du régime de répression policier. Très peu de l’esprit vif et caustique de ce magnifique film ne se retrouve dans Bongiorno Notte. Ancien militant d’extrême gauche, Bellocchio y imprègne un rythme beaucoup plus lent. Les dialogues parfois abscons semblent relever d’une certaine absurdité et discréditer en tous les cas les méthodes des partisans les plus résolus de la lutte armée.

A l’affiche au cinéma Spoutnik jusqu’au samedi 20 juin, avec notamment la projection de la brillante et audacieuse Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon d’Elio Petri (1970), le cycle consacré aux années de plomb ne nous laisse pas sur notre faim. Il nous aura plongés au cœur des espoirs et désillusions des générations d’après-guerre tout en nous aidant à problématiser la mémoire de la violence et ses enjeux.