La première édition des Rencontres de Genève, Histoire et Cité vient de se s’achever. Cette manifestation ambitieuse est destinée à cultiver le goût pour les sciences historiques au sein du grand public tout en offrant aux plus férus des initiés la possibilité d’une prise directe avec la recherche de pointe menée aujourd’hui aux quatre coins du monde. Les rencontres ont proposé notamment conférences, débats, expositions et foire du livre. Cette profusion d’activités est le reflet de la richesse de la production intellectuelle dans ce domaine clé du savoir, tout comme de la très grande variété des sujets abordés dans les différents formats proposés. La vocation de cette discipline complexe et protéiforme qu’est l’histoire, fondée à la fois sur le savoir et la pratique, gagne en effet à être sans cesse interrogée. Les questions que l’histoire permet de poser sont aussi vastes que toutes celles ayant trait aux relations que l’homme entretient avec son environnement spatial (politiques, sociales, culturelles,…) et temporel (de l’Antiquité jusqu’à nos jours).
Eu égard à la célébration cette année du bicentenaire du Congrès de Vienne et de l’entrée de Genève dans la Confédération suisse et du caractère international de la cité de Calvin, c’est sans surprise le thème de «la paix» qui a été retenu pour inaugurer ces Rencontres. Sur le modèle des déjà courus Rendez-vous de Blois, les Rencontres de Genève ont pu accroître leur vocation didactique en s’enrichissant d’un riche volet cinématographique.
Ambroise Barras, chargé avec Fanen Sisbane, du projet «Construire la paix: Journées du film historique», rappelle d’emblée, à juste titre, que la pensée historique est à la base de la citoyenneté. «Il est important dès lors que l’Université puisse se tourner vers la cité en offrant une possibilité d’entendre l’histoire et de la contextualiser. Pour cela, le cinéma est sans nul doute un excellent vecteur», ajoute-t-il. Des acteurs clés du secteur de la recherche et de l’enseignement du cinéma et de l’histoire à Genève, comme le Département d’Histoire générale de l’Université de Genève, les Départements Cinéma/Cinéma du réel de la Haute Ecole d’Art et de Design, le Festival Filmar en America Latina et le Service Ecole-Médias du Département de l’instruction publique (DIP) ont été très utilement mis à contribution pour élaborer le programme des journées du film historique «Construire la paix».
Plaidoyers plus ou moins vertueux sur fond d’horreur de masse
L’avènement de l’art et de la pratique cinématographique étant concomitant de l’Age des Extrêmes du Court Vingtième Siècle qui vient de s’achever (pour paraphraser Eric Hobsbawm), il n’est pas étonnant de retrouver des œuvres traitant des horreurs de la guerre de masse, et en particulier des abominations commises par les régimes totalitaires, en bonne place parmi la quarantaine de films présentés. Les films en question emmènent le spectateur directement au peloton d’exécution de notre conscience humaine. Ils font du spectateur un témoin perpétuellement médusé par l’indicible de la barbarie atteinte au vingtième siècle.
Documentaire d’archives sur le traitement réservé aux enfants aryens et non-aryens sous le régime nazi entièrement illustré par des images tournées et commentées par les nazis eux-mêmes (lecture de textes de loi, décrets, coupures de presse, extraits de livres scolaires nazis), Des enfants derrière les barbelés de Lydia Chagoll (1977) semble ainsi nous plonger au cœur du Mal absolu. Le film a servi aussi heureusement, semble-t-il, comme puissant antidote à la propagation des thèses négationnistes à la fin des années 1970. Retour sur une illusion. Comment ils ont cru aux Khmers rouges de Claudio Recupero et Helena Hazanov (2015) force quant à lui le spectateur à affronter les avatars post-1945 de la bestialité de masse en nous intéressant à deux survivants du crime totalitaire commis par les khmers, et plus largement au lent travail de deuil et de réparation inhérents aux processus de mémoire et de reconstruction, individuels comme collectifs.
La programmation de J’accuse d’Abel Gance (1918), La Grande Illusion de Jean Renoir (1937) et du Dictateur de Charlie Chaplin (1938), trois grands classiques véhiculant des idées pacifistes et antimilitaristes, rassure peut-être à quelques égards. Le médium cinématographique s’est fait ici l’interprète d’un imaginaire collectif certes profondément travaillé par la guerre, mais aussi fondamentalement désireux d’explorer la possibilité d’un autre «Vivre Ensemble».
«Genève-ville de paix». La section du festival ainsi intitulée aura permis de remonter aux sources de cette idée tout en détricotant les mailles argumentatives des thuriféraires de ce poncif. Après avoir lourdement baillé devant l’exposition des rapports idylliques entretenus par la «vertueuse» Genève avec les Conventions du même nom et les grandes organisations internationales sises sur son sol (Tous frères (1952) et Destin d’une cité (1953) de Georges Henri Duvanel), on s’impressionne des stratégies narratives sophistiquées de déni et d’euphémisation employées par le CICR. Présidant à une vaste entreprise de dénégation de ces manquements pendant la seconde guerre mondiale, une triste et habile stratégie de victimisation paradoxale aura sans doute permis d’élargir le cercle de ses donateurs peu regardants (Inter Arma Caritas de Fernand Reymond, 1948).
Drôle de paix
Toujours dans la catégorie des films revêtant un intérêt tout particulier pour les amateurs d’histoire politique, on aura trouvé un intérêt évident à suivre Drôle de paix, 1919-1939 de David Kom-Brzoza et Jean-Noel Jeanneney. De facture très classique, ce documentaire historique, mêlant images d’archives télévisuelles et commentaires savants, entreprend d’expliquer l’enchaînement sinistre, plus ou moins prévisible, des événements de l’entre-deux-guerres: de la signature des accords d’Armistice dans la forêt de Compiègne à la capitulation munichoise et le déclenchement du second conflit mondial. La division, les faiblesses, les hésitations, mais aussi l’arrogance des vainqueurs de la Grande Guerre ne trouvent pas meilleure illustration qu’à Genève (encore elle, la généreuse!). Le Negus éthiopien y délivre un discours poignant sur la pusillanimité des grandes puissances face à l’agresseur fasciste italien. A l’Assemblée générale de la SDN, le brouhaha le dispute en fait finalement à l’indifférence polie des délégués. L’absence de détermination des démocraties contraste avec l’appétit carnassier des puissances de l’Axe. Engagée en Espagne contre les forces républicaines, la Luftwaffe y commet l’un de ses premiers bombardements les plus meurtriers. La fameuse toile de Pablo Picasso sur le massacre commis à Guernica est montrée à l’Exposition Universelle de Paris de 1937. L’Allemagne nazie et l’Italie fasciste y ont également dépêchés leurs ambassadeurs culturels. Au pavillon espagnol, un dignitaire allemand demande à Picasso s’il est l’auteur de Guernica en lui désignant sa toile. «Non, c’est vous», lui répond sèchement le peintre, sa voix résonnant comme un appel à la possibilité d’une justice sur terre.
«Dans un jardin je suis entré»
Une des sections les plus stimulantes de ces Journées du film historique fut sans nul doute celle consacrée aux «Routes et détours de la paix». Les films présentés dans cette section, la plupart en lien avec l’histoire du conflit israélo-palestinien, sont de vraies réussites formelles et frappent aussi par leur justesse et leur intelligence. Fix Me, du palestinien Raed Andoni (2010) et Le Fils de l’Autre, de la française Lorraine Lévy (2012), dans le registre du documentaire ou de la fiction, obligent à abandonner le discours déterministe, à résister aux logiques des appartenances réductrices et des affrontements collectifs irrémédiables. Dans un jardin je suis entré (2012), du remuant réalisateur israélien juif Avi Mograbi mérite incontestablement une mention spéciale. Le film est le récit d’une rencontre entre deux amis en train de préparer un film. Si celui-ci n’aboutira pas, il est le prétexte d’un «cheminement amical à la recherche d’un film possible». Ce film-essai est aussi un film d’amitié, comme l’explique Cyril Neyrat de la Haute Ecole d’Art et de Design, en référence à une tradition remontant à Montaigne, dans son très beau texte du hors-série Construire la paix: Journées du film historique. «Des décennies de guerre et de conflit ont pétrifié le Proche-Orient en une immense vallée de la Mort. Plus de mouvement, plus de devenirs. A ce principe de mort, le film oppose la prolifération d’une multiplicité de mouvements, de relations, de devenirs. Mouvements de pensée: contre l’impossible circulation dans l’espace, le filme déploie une libre circulation dans le temps, le montage de la parole et de l’image produisant une succession de court-circuits entre les époques. Voyageant entre vestiges et souvenirs, la parole d’Ali et d’Avi ressuscite un Proche-Orient ouvert, où l’on pouvait aller librement de Beyrouth à Tel-Aviv, être juif et arabe à la fois, sans que cela pose problème. Le dialogue des amis se joue des identités, refuse les assignations».
Le hors-série «Construire la paix: Journées du film historique» peut être commandé auprès des Activités culturelles de l’Université de Genève.