L’apparition sur le continent européen de discours radicaux et de politiques xénophobes visant les populations roms fait certainement partie des développements politiques les plus alarmants de la dernière décennie. Après l’accession de la Pologne à l’Union Européenne, la politique d’élargissement – notamment à la Bulgarie et à la Roumanie en 2007, puis à la Croatie en 2013 – semble avoir eu pour effet de renforcer le poids des mouvements populistes et xénophobes en Europe. Dans ce contexte, plusieurs Etats ont développé des politiques d’exclusion – indépendantes ou concertées – des populations roms (en particulier la Hongrie et la Bulgarie pour les anciens pays de la sphère d’influence soviétique et l’Italie et la France pour l’Europe de l’Ouest). En Suisse, où la rhétorique xénophobe de l’UDC, du MCG et de la LEGA continue de recevoir un écho favorable dans une partie non négligeable de l’opinion publique, la banalisation de l’hostilité à l’égard des populations roms se reflète notamment dans les polémiques récurrentes sur la criminalité dite «étrangère» et au cours des débats parlementaires au sujet des règles censées encadrer la mendicité.
A Genève, le beau travail de plusieurs artistes a permis d’aborder récemment, directement ou indirectement, ce phénomène. Ainsi, le photographe Eric Roset, du fait de la force esthétique de ses portraits, et le metteur en scène Jérôme Richer, par la qualité de ses textes, ont permis d’explorer des enjeux complexes – comme la nature et la permanence de certaines représentations collectives.
Cici, de Yann Bétant s’inscrit sans doute dans cette démarche. Et la subjectivité, ici de la caméra documentaire, semble contribuer, elle aussi, à saper les fondements des logiques d’exclusion à l’œuvre aujourd’hui au sein de la fabrique sociale européenne. Un intérêt de longue date pour la Roumanie a poussé le cinéaste vaudois de 37 ans à y entamer son premier long-métrage documentaire. «Je suis allé en Roumanie en tout cas une dizaine de fois depuis l’âge de douze ans. D’abord avec mes parents. Plus tard, jeune adulte, pour une histoire d’amour ratée. Une autre fois pour y acheter une contrebasse… J’ai continué à y voyager régulièrement par plaisir et j’ai appris la langue roumaine en Suisse, notamment avec la méthode Assimil.» Le projet de film se cristallise progressivement. Six ans s’écoulent en effet entre les premiers repérages en Roumanie, l’achèvement du montage et la postproduction. La dynamique au sein des familles auprès desquelles il séjourne interpelle le réalisateur. L’accession de la Roumanie à l’Union Européenne semble avoir un grand impact sur les liens interpersonnels. La libre circulation au sein de l’Espace Schengen implique en effet notamment que les hommes aillent tenter leur chance hors du pays, comme en Allemagne et en Suisse. Dans une Roumanie économiquement exsangue, ils ne séjournent maintenant avec leurs proches que pour quelques semaines par année. Yann Bétant veut documenter le temps de ces rencontres. Pourtant, c’est près de chez lui, à Lausanne, que va se déployer la majeure partie de sa trame narrative. Celle-ci s’articulera en effet, au final, autour de la relation qui s’est instaurée entre lui et Cici. Comme lui, mais très différemment, cet homme, rencontré à Lausanne, puis retrouvé par hasard, fait des allers et venues entre la Roumanie et la capitale vaudoise…
Un bruit qui dérange
Petru Pintea, alias «Cici», fait partie d’un groupe d’hommes et de femmes en provenance de Roumanie avec qui Yann Bétant a aussi interagi sur les places lausannoises. Ces femmes et ces hommes essaient d’attirer l’attention généreuse des passants au moyen d’une Capra, marionnette à tête de chèvre bien connue en Roumanie. Tradition millénaire d’origine païenne, la Capra s’y est progressivement transformée en rituel compatible avec l’esprit du Noël chrétien. «L’instinct sauvage de la Capra est en effet dompté (elle meurt, puis renaît) lorsqu’ elle reçoit des fruits ou de l’argent des familles auxquelles elle rend visite chaque année. La marionnette est à la fois redoutée et appréciée des enfants», explique Yann Bétant. A Lausanne, la tendresse de sa caméra nous permet de constater que la Capra amuse beaucoup les enfants qu’elle croise sur son chemin. A cause du bruit qu’elle émet, par contre, la marionnette a malheureusement l’art d’indisposer les autorités communales. Yann Bétant filme alors – en partie en caméra cachée – les efforts déployés par Cici pour obtenir le droit de se représenter avec sa marionnette. Les entretiens avec le service qui délivre les autorisations aux artistes de rue relèvent à la fois du comique et du tragique. A entendre les protagonistes évoquer le dispositif à mettre en place pour neutraliser le bruit de l’insolente marionnette (les claquements de dents d’une tête d’animal enrubannée sur un bâton), le contribuable vaudois aura en tous cas l’impression que son argent est drôlement bien investi… Les efforts déployés par Cici pour faire face aux aléas grotesques de cet imbroglio administratif sont filmés avec beaucoup de tact. Une caméra pudique est aussi à l’œuvre lorsqu’elle filme Cici devant affronter de sérieux soucis de santé. Il est hébergé pour quelques semaines par Véra Tchérémissinoff de l’association Opre Rrom. Cici lui doit en fait son salut car le climat de la forêt lausannoise lui aurait été fatal selon les médecins. L’importance du soutien prodigué par le réseau associatif apparaît aussi dans les démarches effectuées en faveur Tina, la fille de Cici. Celle-ci a été détenue pendant un mois pour des amendes impayées. Sans les appels téléphoniques et les fax adressés par Opre Rom au bureau du procureur, l’emprisonnement aurait duré nettement plus longtemps.
Au festival Visions du Réel, Yann Bétant a pu traduire au public nyonnais les remerciements adressés en roumain par son ami Cici, lui aussi présent à l’issue de la projection. Malgré des problèmes d’ordre divers au sein de sa famille (et notamment des soucis de santé), Cici prévoit de continuer à transiter entre la Roumanie et la Suisse. Il tient visiblement à manifester sa reconnaissance. Cici continue à espérer un avenir meilleur pour lui et pour les siens. Yann Bétant, quant à lui, fait remarquer que certaines villes de Suisse – comme Bienne ou Berne – n’interdisent pas de pratiquer la Capra. Aujourd’hui, les permis de travail pour les travailleurs peu qualifiés sont délivrés au compte-gouttes. Rien ne garantit, en outre, qu’un employeur n’obtienne les autorisations de séjour nécessaires à la rédaction d’un contrat d’embauche. La langue peut représenter, en outre, un obstacle supplémentaire.
Les autres usages du monde
En restant au plus proche du vécu de ses protagonistes, Yann Bétant a donné aussi à voir, plus simplement, une autre forme de vie. Dans la campagne roumaine d’Iclod comme à Lausanne. Sa caméra n’enferme pas les individus dans telle ou telle grille d’analyse, de jugement ou d’interprétation. Comme l’ont relevé les chercheurs, le danger est pourtant réel avec ce sujet, tout comme le risque d’exotisation inhérent à la démarche anthropologique. «La Raison civilisée peut-elle faire autre chose que de décrire et classer les »modes de vie » des »peuples » pour les réformer ou les détruire lorsqu’ils se montrent inutiles? Existe-il un autre arrangement entre la connaissance, la poétique et l’éthique, propre à comprendre »des formes de vie » étrangères ou indifférentes à »l’universalité absolue »? Ces formes de vie, quand on les regarde, ne font-elles que revenir à la vieille »séduction » du »teint brun » et des »lèvres vermeilles »?»* Ceux qui auront la chance de voir le film de Yann Bétant comprendront certainement la portée de ce questionnement.