Pane E Cioccolata (1974), Les Faiseurs de Suisses (1978), Voyage vers l’espoir (1990), Terraferma (2011)…Avec un statut plus ou moins connoté, celui de films de genre à vocation pédagogique ou engagée, les excellents films présentés du 31 octobre au 4 novembre 2014 ont permis de mettre en évidence des récurrences: la vulnérabilité des populations migrantes face aux politiques de différentiation statutaire; les injonctions paradoxales de flexibilité et de conformité faites aux migrants hier comme aujourd’hui (les pratiques de criminalisation jaillissant souvent sur fond de discours d’intégration); les dangers de la clandestinité et de ses périples; l’ambivalence, l’hostilité ou le rejet des sociétés dites « d’accueil ». En partant de ces constats, les œuvres projetées ont aussi mis à l’honneur les luttes courageuses ayant jalonné le parcours des immigrés et de leurs réseaux de soutien. Et de nous rappeler en particulier les efforts ayant mené en Suisse, en 2001, à l’abolition du statut de travailleur saisonnier.
Siamo Italiani
1964. Date de la sortie du film Siamo Italiani d’Alexander Seiler, Rob Gnant et June Kovach. «Le sujet particulièrement brûlant et la méthode de tournage font de cet ouvrage le coup de tonnerre qui réveille brutalement le cinéma suisse alémanique assoupi depuis la fin de la Guerre et poursuivant en songe quelques chimères: sujets internationaux dans des paysages alpestres (à la limite Ranz des vaches et Vatican), vedettes, cinéastes prétendûment réputés, donc budgets coquets » (Freddy Buache, 100 ans de cinéma suisse, 1898-1998, Lausanne). Le renouveau du cinéma suisse indépendant des années 1960-1970 est donc profondément marqué par la question du rapport à l’étranger et par la figure du travailleur saisonnier. Le film, et par extension la condition de saisonnier, restera associé à la formule marquante de Max Frisch, consignée dans la préface au livre Siamo Italiani paru un an plus tard : « On avait fait appel à de la main-d’œuvre, ce sont des hommes qui sont arrivés ». Siamo Italiani frappe aussi la critique par ses innovations formelles. La peinture des loisirs des saisonniers, et en particulier les boîtes de nuit, rappelle ainsi par exemple les univers de Shadows d’un Cassavets. D’autres films, notamment ceux filmés par les saisonniers eux-mêmes comme Lo Stagionale (1970) d’Alvaro Bizzari, frappent par la clarté de leur didactisme. Suite au décès de sa femme, Giuseppe doit faire venir son fils en Suisse où il est employé comme saisonnier. Son statut empêchant son enfant de résider sur sol helvétique, les autorités lui refusent un permis de séjour. L’enfant est forcé de vivre reclus, à l’abri des regards, en attendant le retour quotidien du travail de son père. A l’heure de l’expulsion, il mobilise ses amis de la communauté immigrée italienne pour dénoncer le sort des enfants clandestins sur la Place fédérale. « En plus de leur qualité esthétique, ces films ont le grand mérite de nous rappeler le fait que la conflictualité est un moteur fondamental du changement social », souligne Rosita Fibbi, sociologue de la migration, chargée de cours à l’Université de Lausanne et membre du comité du Centre de Contact Suisse-Immigrés. En prolongement du magnifique festival de films et pour continuer à célébrer dignement son anniversaire, le Centre présentera un documentaire inédit faisant intervenir les principaux acteurs ayant fait sa riche histoire depuis 1974. La projection aura lieu le 31 janvier 2015 à Genève au Théâtre Saint-Gervais. A vos carnets
Le CCSI : quarante ans de lutte pour les migrants à Genève.
Interview de Claudio Bolzman, professeur à la Haute Ecole de Travail social (HES-SO-Genève) et chargé de cours au Département de sociologie de l’Université de Genève.
Comment a émergé le statut de saisonnier dans les années 1950-1970 ? En définitive, quelle était sa visée politique et économique ?
Le régime dit de la rotation est instauré en Suisse après la Seconde Guerre mondiale. Ce fut un instrument de la politique économique – permettant d’adapter le flux de l’immigration en fonction de l’évolution de la conjoncture – jusqu’au milieu des années 1960. L’économie est alors caractérisée par un besoin de main d’œuvre peu qualifiée dans laquelle le secteur secondaire joue un rôle plus important que le secteur tertiaire. Plusieurs millions de travailleurs étrangers sont passés par la Suisse dans le cadre de cette politique. Mais, avec le temps, les milieux économiques ont réalisé qu’il était difficile de « stabiliser » cette main d’œuvre (le temps investi dans la formation des personnes accueillies en Suisse coûtant à l’économie plus qu’il ne rapportait). Il y a eu aussi une pression importante de la part des milieux syndicaux et humanistes.
Pouvez-vous nous rappeler les restrictions juridiques rattachées à la condition de travailleur saisonnier et leur impact sur la possibilité d’organisation collective de cette population ?
Initialement, les saisonniers ne pouvaient rester en Suisse que pour neuf mois. La possibilité de déposer une demande de permis B ne leur était donnée qu’au bout de cinq années effectives passées sur sol suisse. Pour pouvoir rejoindre leur conjoint, les femmes (ou les maris) devaient disposer d’un contrat de travail autonome. Le regroupement familial était de fait rendu impossible. Légalement, les travailleurs étaient tenus de laisser leur progéniture derrière eux. Les femmes et les enfants restaient alors parfois clandestinement, avec toutes les difficultés qu’une telle situation pouvait comporter. Les immigrés étaient confinés aux travaux les moins qualifiés, les plus pénibles, les moins rémunérés, en particulier dans le secteur de l’industrie-construction, de l’hôtellerie-restauration ainsi que de l’économie domestique. Même si la Suisse offrait des possibilités par rapport à leur pays d’origine, il faut se rappeler qu’à l’époque l’assurance-chômage obligatoire n’existait pas. Les saisonniers vivaient séparés du reste de la population suisse, la plupart dans des baraquements mal isolés. Les conditions de vie étaient spartiates, la promiscuité très grande. Une fois l’Italie ayant menacé d’envoyer ses travailleurs dans d’autres pays européens, la Suisse a assoupli sa politique. Cependant, seuls les détenteurs de permis B ont pu profiter de la nouvelle situation. Et encore, les conditions de séjour étaient toujours définies de façon drastique. « Posséder un logement convenable » et « bénéficier d’un salaire suffisant » étaient les conditions pour autoriser le regroupement familial. En fin de compte, c’était une manière de contrôler cette main-d’œuvre et de la forcer à rester invisible (une loi de 1948 interdisait d’ailleurs aux étrangers de parler en public).
Siamo Italiani nous montre que la confrontation avec la xénophobie est un trait fondamental du vécu des saisonniers en Suisse. En témoigne la place qu’occupent alors dans le débat public les initiatives de James Schwarzenbach, de sinistre mémoire. L’attitude de rejet de la population suisse a un impact très néfaste pour les saisonniers, notamment sur leurs possibilités de trouver du logement. Quant à Lo Stagionale, il nous montre avec force l’importance des capacités d’organisation collective des saisonniers, leur refus d’accepter ce verdict d’hostilité.
Il faut en effet se rappeler que la culture ouvrière est un élément très important du vécu des populations limitrophes de la Suisse. Dans les années 1950-1960, en Italie et en Espagne, on était fier d’être ouvrier, d’être salarié. En Italie, les partis communiste et socialiste ainsi que l’aile sociale de la démocratie chrétienne « possèdent » tous leurs propres syndicats. Les syndicats suisses permettront d’ailleurs plus tard l’intégration d’une partie de la main d’œuvre immigrée, alors que les immigrés italiens et espagnols leur insuffleront un certain dynamisme. On observera progressivement un phénomène d’acculturation réciproque.
Comment cette organisation collective émerge-t-elle dans le contexte romand et genevois ? Pouvez-vous nous en dire plus sur le contexte de la création du Centre de Contact Suisse-Immigrés ?
Les Colonie libere italiane sont très présentes dans la plupart des villes de Suisse, en particulier à Bienne, à Neuchâtel, mais aussi à Genève. Elles sont des moteurs de l’auto-organisation facilitant l’articulation des revendications collectives des ouvriers. Elles exportent en effet leur expérience du militantisme et de la solidarité collective en Suisse en maintenant des liens forts avec l’Italie (notamment aussi par le biais de la lecture de la presse). A Genève, le climat des initiatives xénophobes et la jonction opérée entre une gauche humaniste et chrétienne et la gauche traditionnelle offrent les conditions propices à la création du Centre de Contact Suisse-Immigrés. Tout comme la Ligue Suisse des Droits de l’Homme, le Centre Social Protestant veut faciliter la création d’un espace de rencontres et d’action commune pour permettre le dialogue avec la société suisse. Une telle structure sert à articuler plus précisément les revendications des immigrés en leur permettant de mieux apprivoiser la logique des autorités. Le Centre social protestant jouera d’ailleurs plus tard un rôle pionnier dans la création d’autres espaces pour les immigrés à Genève comme Camarada, l’Université populaire albanaise, Acor Sos Racisme.
Dans quel contexte le statut de saisonnier a-t-il finalement été aboli ? Quels sont d’après vous les autres grands succès du Centre de Contact Suisse-Immigrés obtenus en quarante ans d’existence ?
La scolarisation des enfants immigrés a été le plus grand succès. La lutte a débuté au début des années 1980 et a duré presque 10 ans. Il a fallu beaucoup de patience et de persévérance. La Suisse avait signé la Convention internationale des droits de l’enfant et le CCSI s’est appuyée sur cet acquis. Il a aussi été inspiré par des exemples étrangers, comme celui des enfants de clandestins ayant rejoint l’école en Californie. L’abolition du statut de saisonnier fut simplement liée à la conclusion des accords bilatéraux avec l’Europe. Il fut imposé de l’extérieur en quelque sorte. Il fallait qu’un changement s’opère au niveau des permis de courte durée dans le cadre de la libre circulation. Pour les autres luttes, on constate qu’il est souvent plus facile d’obtenir des victoires au niveau cantonal que fédéral. Ce fut le cas non seulement avec la scolarisation obligatoire, mais aussi par exemple avec les droits politiques. Genève est ainsi le seul canton où le droit de vote a été acquis non par un changement de la constitution, mais par un travail de fond de conscientisation effectué au sein de la société civile (je pense à un mouvement de jeunes comme J’y vis, J’y vote, mais aussi au rôle du CCSI). Le volet de la naturalisation est un autre chapitre important dans lequel les lents progrès à observer l’ont été au niveau cantonal, même si c’est un dossier qui avance en zigzag.
L’accès à l’éducation et aux assurances sociales, à la santé, le droit à la vie de famille et au regroupement familial, tels sont aujourd’hui les axes prioritaires d’action et de lutte pour le Centre de Contact Suisse-Immigrés. Qu’est-ce qui, d’après vous, a permis de garantir son impressionnant succès, à savoir la reconnaissance de l’efficacité de son travail par les autorités d’une part, mais surtout par les consultants de ses permanences?
Je crois que cela tient à la philosophie du Centre de contact Suisse-Immigrés. Son approche « bottom-up » qui permet de faire remonter l’expérience des cas individuels au niveau de la réflexion de fond et l’articulation de solutions collectives et concrètes. En cela, il est je pense un exemple dans la lutte contre les discriminations à Genève et, plus généralement, pour le domaine du travail social dans son ensemble.