«Comment se souvenir?» Et pour qui ? Y a-t-il vraiment des «leçons de l’histoire» et si oui, les hommes sont-ils de si mauvais élèves pour n’en rien retenir ou si peu? Quelles formes, quelles matières, quelle grammaire artistique sont-elles le mieux adaptées pour rendre compte des crimes et de la violence de masse?».
Ainsi formulées dans le texte d’introduction à la très belle exposition Beyond the Monument/Au-delà du monument visible jusqu’au 15 février au Bâtiment d’Art Contemporain de Genève, ces questions complexes – d’une brûlante, tragique et universelle actualité – ont aussi été abordées lors du colloque international « Mass Violence, Memorialization and Art Practices » qui s’est tenu le 22 et 23 janvier dernier à Genève.
Les deux événements sont le fruit d’un projet de recherche transdisciplinaire ambitieux mené de 2010 à 2014, soutenu successivement par la Haute Ecole Spécialisée de Suisse Occidentale (HES SO) et le Fonds national de la recherche scientifique (FNS). Pris dans son ensemble, le projet permet d’explorer les enjeux inhérents aux formes et processus mémoriels contemporains. Comment se sont-ils actualisés dans l’espace public ces cinquante dernières années, en particulier dans un contexte d’affaiblissement de l’Etat-nation, de multiplication des conflits armés internes aux Etats et de globalisation de phénomènes sociaux comme le multiculturalisme et le communautarisme? Autant de questions abordées par une équipe multidisciplinaire dans le cadre du Programme Master de recherche CCC – critical curatorial et cybermedia – de la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD).
Si elle possède la même tendance à se déchaîner en ne voulant épargner personne, la violence est toutefois toujours spécifique à un contexte; les récits et discours sur cette violence, travaillés par la mémoire collective, varient quant à eux souvent, en fonction non seulement des représentations collectives qui les fondent, mais aussi des cadres sociaux et politiques qui les structurent et les légitiment. Dès lors, seul un dialogue serré entre chercheurs et artistes issus de différentes disciplines (histoire, science politique, études critiques, art plastiques et visuels, etc…) permet d’aborder et de donner à voir la variété des processus et des formes mémoriels.
Du discours à la pratique
«Comment donner corps en effet dans une exposition à des disciplines comme l’histoire ou la science politique qui utilisent le texte comme principal médium ? Nous avons confié aux architectes du BUREAU A (Leopold Banchini et Daniel Zamrabide) le mandat d’imaginer un dispositif qui puisse donner corps à ces textes », explique Denis Pernet, curateur de l’exposition. Habituellement situé contre les parois, comme cartel d’exposition ou explication d’une œuvre, le texte se retrouve ici sur des porte-textes dans tout l’espace d’exposition. Il est formé de citations empruntées à des ouvrages de référence pour les études mémorielles ou d’extraits de travaux commandés à des chercheurs travaillant sur les processus et formes de la mémoire et la politique mémorielle dans différents contextes.
Du Rwanda aux Etats-Unis, en passant par l’Ex-Yougoslavie, l’Allemagne, l’Espagne, Israël et la Palestine, l’exposition permet de découvrir, en écho à ces textes, une très riche palette de travaux d’une vingtaine d’artistes de renommée internationale. Vidéos, photographies, sites internet, prototypes d’œuvres monumentales, les supports varient pour refléter l’éclatement et la diversité des processus et formes mémoriels observables aujourd’hui. « Nous avons pu remarquer que beaucoup d’artistes n’attendent pas de gagner des concours d’art public pour réfléchir aux violences de guerre, aux crimes de masse et aux génocides et à leur place dans l’espace public. Leur travail s’élabore spontanément dans une autonomie de l’œuvre d’art », précise Denis Pernet en référence à la prolifération des formes mémorielles et à l’apparition de « contre-monuments » ou monuments « dématérialisés » qui exposent les stratégies de contournement et de détournement associées à de nouvelles formes d’interventions artistiques et citoyennes.
En témoignent, parmi d’autres œuvres présentées dans la magnifique exposition, les œuvres de l’artiste chilien résidant à New York, Alfredo Jaar. Ce dernier a entrepris un travail de longue haleine sur la mémoire du génocide du Rwanda. Embrace (1995) propose ainsi une vidéo de photographies prises peu après la fin du génocide contre les tutsis dans un camp de réfugiés. Sur celles-ci, de jeunes garçons se tiennent par l’épaule, exprimant leur souffrance et leur solidarité. L’ensemble problématise la fugacité intrinsèque à l’oeuvre d’art en même temps qu’il interroge les limites de la représentabilité du crime de masse. Les dix-sept couvertures de Newsweek accrochées dans un espace contigu à l’œuvre prolongent le questionnement douloureux. Il aura fallu en effet quatre mois pour que l’hebdomadaire étasunien dédie enfin sa couverture à un massacre qui s’est déroulé dans l’indifférence de la communauté internationale.
Nombreux sont les travaux exposés à évoquer la souffrance, mais aussi l’ambivalence des destins personnels et collectifs. Ainsi Olive Tree, oeuvre du palestinien Khaled Jarrar, invoque un symbole de paix et de vie, le tronc d’olivier, et le modifie par l’adjonction d’une moitié réalisée en béton, issu du mur de séparation. L’œuvre semble ainsi suggérer une transformation possible du mur et la fin de son usage à des fins de coercition.
L’Ange de Benjamin, l’œil de Brecht
A côté des travaux d’artistes vivants, l’exposition convoque aussi la mémoire de penseurs emblématiques de l’expérience et de la pensée génocidaire au vingtième siècle. Ainsi retrouve-t-on, reproduits sur une table, sous forme de facsimilés, les célèbres « thèses sur le concept d’histoire » de Walter Benjamin. La figure de l’« Ange de l’histoire », inspirée à Benjamin par le tableau de Paul Klee Angelus Novus, se rappelle à l’observateur. Elle était à la fois critique lucide du concept de progrès et savant présage de la catastrophe en train de s’abattre sur la civilisation européenne. Un porte-texte éclaire encore le visiteur en citant son ami Gershom Scholem pour qui l’écriture microscopique de Benjamin s’était développée en raison des « limitations imposées par la censure à la longueur de ses lettres » (Walter Benjamin, Histoire d’une amitié).
Une autre amitié de Walter Benjamin a été judicieusement célébrée en choisissant de ponctuer l’espace d’exposition de plusieurs réflexions de Bertolt Brecht. Depuis sa condition d’exilé, Brecht mène entre 1933 et 1955 une vaste réflexion critique sur la guerre et la valeur des images censées les représenter (valeur intrinsèque bien sûr, mais aussi valeur d’usage). Dans un carnet de travail comme dans un étrange feuilleton d’images intitulé ABC de la guerre, Brecht a découpé, collé et agencé par des commentaires toute une série de documents visuels et de reportages relatifs à la Seconde Guerre mondiale. Adam Broomberg et Olivier Chanarin, artistes originaires d’Afrique du Sud et d’Angleterre, revisitent ce questionnement sur la représentation de la violence et l’héritage brechtien, dans cette exposition, dans deux œuvres complexes : Portable Monuments : London Suicide Bombers et Poor Monuments.
Les enjeux stratégiques et éthiques de la mémorialisation
Le colloque interdisciplinaire qui s’est déroulé en parallèle de l’exposition Au delà du monument/Beyond the Monument a permis de prolonger la réflexion sur les politiques mémorielles, les formes et les processus de mémorialisation.
Le professeur James Yong, directeur de l’Institute for Holocaust, Genocide and Memory Studies de l’Université étasunienne d’Amherst a évoqué notamment les enjeux entourant l’édification du mémorial pour les victimes du 11 septembre 2001. De nombreux facteurs, à la fois politiques, économiques et urbanistiques ont pesé, entre autres, dans l’érection de ce monument, inauguré en grande pompe par Barack Obama, a rappelé le chercheur. Le traumatisme national cohabite ainsi de près, paradoxalement, avec la volonté fièrement affichée de le transcender. Le statut international des victimes (des ressortissants de quatre-vingt-deux Etats sont morts lors de l’effondrement des tours du World Trade Center), mais aussi l’émergence de revendications propres à différentes catégories d’acteurs (en particulier les pompiers) ainsi que l’apparition d’une série d’enjeux complexes (notamment médico-légaux) ont influencé le processus de mémorialisation. On ne commence d’ailleurs probablement que maintenant à en cerner les vrais contours.
Comme le rappelle Pierre Hazan, spécialiste de la justice internationale et de l’action humanitaire de renommée mondiale établi à Genève, toute une série de questions ont dû être examinées dans le cadre de la recherche qu’il a dirigée de concert avec sa collègue Catherine Quéloz de la Haute Ecole d’Art et de Design. « Quel est le statut de l’artiste impliqué dans un processus de mémorialisation ? Quel est le rôle des jurys qui décident de la création d’un mémorial ou d’un musée ? Pour quel public ? Doit-on évaluer le succès d’un musée ou d’un monument ? Peut-on se fier à des variables comme la fréquentation des monuments pour en juger ? Comment mesurer les processus d’appropriation ou d’identification collective avec les espaces mémoriels ou les œuvres spécifiques qui les contiennent ? ». Le concours pour l’érection d’un monument consacré à la mémoire des victimes du génocide arménien à Genève ainsi que les vifs débats suscités par son emplacement représente à n’en pas douter un cas d’école. Certaines des œuvres proposées dans le cadre de ce concours, en particulier celle des artistes Alfredo Jaar, René Green, Dani Karavan et Esther Shalev-Gertz, sont visibles dans le cadre de l’exposition Au-delà du Monument/Beyond the Monument. Cependant, le retard pris par le projet est un exemple des controverses qu’un enjeu mémoriel d’une telle nature peut susciter dans l’espace publique. « Ici, le débat prend une tournure à la fois interne et internationale », souligne Pierre Hazan.
Invitée du colloque, l’artiste franco-israélienne Esther Shalev-Gertz a participé avec Jochen Gertz à l’élaboration du fameux monument contre le fascisme de Hamburg (1986). Cette colonne était vouée à disparaître dans le sol au fur et à mesure de l’inscription sur sa circonférence du nom de ses visiteurs. Ce choix conceptuel se revendiquait d’une nouvelle pratique mémorielle, basée sur un rapport à la mémoire de type participatif et responsabilisant (par opposition à la rigidité des monuments de type statuaire).
De nombreuses questions relatives à la réception et à la participation du public se posèrent également lors de la construction du monument pour les Juifs assassinés de Berlin, inauguré en 2005. Aujourd’hui, c’est surtout le développement d’un phénomène de concurrence victimaire qui frappe les esprits. A la suite de l’érection du monument pour les Juifs assassinés, d’autres monuments ont vu le jour. Différentes oeuvres dédiées à la mémoire de homosexuels, des Roms et des Sintis, des parlementaires allemands assassinés ainsi que des personnes abattues en essayant de traverser le Mur séparant la RDA de l’Allemagne Fédérale : un nombre impressionnant de monuments a vu le jour. Ces derniers seraient ainsi entrés dans un rapport de rivalité problématique au sein d’un espace public très restreint.
Enfin, si les discussions autour des formes de mémorialisation des génocides arménien et juif sont voués à perdurer, tout comme la problématique de la concurrence victimaire, de très nombreux spécialistes s’accordent aujourd’hui à rappeler que le massacre des Héréros par l’armée allemande, en 1904, constitue le premier génocide du vingtième siècle. Or, l’importance de ce fait est encore souvent occultée, notamment dans les manuels scolaires occidentaux qui ne lui réserve pas la place qu’il mérite. «Il est frappant de constater à quel point le passé de la colonisation n’a pas encore pénétré les consciences européennes», conclut à ce sujet Pierre Hazan.
Les recherches sur les processus et formes de mémoralisation de la violence – au sein des sociétés récemment épargnées ou au contraire fraîchement marquées par les conflits armés – continueront sans nul doute à soulever la curiosité des chercheurs et la créativité des artistes.