Un cinéma pour la mémoire et l’engagement

Cinéma • A l’occasion de son 45ème anniversaire, Visions du Réel, le festival international du film documentaire de Nyon, a décerné le premier prix de « Maître du Réel » à Richard Dindo. Une belle rétrospective de l’ensemble de l’œuvre d’un des cinéastes suisses les plus connus internationalement a démarré en parallèle le 1er mai à la Cinémathèque suisse de Lausanne.

L’ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss a remis à Richard Dindo le prix «Maître du Réel». Copyright: Delphine Shacher.

En permettant au public de Nyon de redécouvrir la richesse foisonnante de l’œuvre de Richard Dindo, les organisateurs du festival Visions du Réel ont mis à l’honneur deux thèmes essentiels pouvant traverser le cinéma documentaire : celui de la mémoire et celui de l’engagement, à l’échelle individuelle comme collective.

Le travail de Richard Dindo lui a valu une reconnaissance bien au-delà de nos frontières. Il puise pourtant à l’origine une part cruciale de son matériau dans le contexte helvétique. Dès les années 1970, les films de ce parfait autodidacte  – il en a filmé, à ce jour, une trentaine -, fils d’immigrés italiens de la banlieue zurichoise, interpellent. Ils suscitent d’abord la désapprobation, la colère et jusqu’à la censure des élites dirigeantes. L’exécution du traître à la patrie Ernest S. (1975), basé sur le manuscrit du même nom et fruit d’une collaboration minutieuse avec son auteur l’écrivain et journaliste Niklaus Meienberg, raconte l’histoire du premier des dix-sept « traîtres à la patrie » fusillés pendant le second conflit mondial. Le plus simple des soldats, au parcours personnel chaotique et malheureux, est condamné pour l’exemple parce qu’il a trempé à un très petit échelon dans la contrebande d’armes avec «l’ennemi nazi». Si l’acte est condamnable en soi, nul ne songe alors à mettre en cause la collaboration qui se joue au niveau des élites politico-financières, laquelle est pourtant d’une portée bien plus large et effrayante. En explorant tous les recoins d’une affaire douloureuse au cours de laquelle a triomphé toute l’indignité d’une « justice de classe » – qui plus est après la parution discrète du premier rapport critique sur l’attitude des autorités suisses pendant la Seconde Guerre mondiale (celui de l’historien Edgar Bonjour)-, le film a de quoi faire des remous. Il met implacablement à nu l’étroitesse des carcans dans lequel est enserré le récit national suisse de l’après-guerre, en particulier le mythe d’une Suisse valeureuse et irréprochable. Comparable dans sa portée iconoclaste au film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, sur la France du régime de Vichy, il dépeint avec beaucoup de finesse l’hypocrisie de la bourgeoisie, gardienne du temple. Cependant, de l’avis des meilleurs experts, l’œuvre n’est pas qu’une simple réussite morale. Elle relève aussi de l’exploit formel et esthétique. Elle fera donc hommage au genre du cinéma documentaire bien longtemps après sa sortie. Pour Freddy Buache (Trente ans de cinéma suisse, 1965-1995, 1995), en effet, « Dindo renoue dans L’exécution du traître à la patrie Ernest S. avec la tradition des meilleurs documentaristes qui, de Dzinga Vertov à Chris Marker, parviennent à conjuguer lyrisme, analyse politique, description du monde, de l’Histoire et dévoilement des contradictions de la condition humaine ».

La pratique de l’insoumission
Toujours occupé à dénoncer les logiques répressives d’un appareil d’Etat tout entier au service d’une culture conservatrice et étouffante,  Dindo rend hommage dans Dani, Michi, Renato et Max (1987) au mouvement des jeunes insoumis affiliés au Centre autonome de Zurich. L’enquête menée sur les circonstances ayant entouré le décès accidentel de deux jeunes de ce groupe est conduite, là encore, avec une impressionnante diligence.

Caractéristique de l’ensemble de son œuvre, une démarche méthodique préside en fait au travail de construction mémorielle qui est la marque de fabrique de Dindo. Directeur du festival Visions du Réel pendant 15 ans, aujourd’hui enseignant de cinéma à la Haute Ecole d’Art et de Design de Genève (HEAD), Jean Perret note à cet égard : « Ce qui intéresse Richard Dindo est d’arpenter, comme un somnambule en quelque sorte, les paysages où ont vécu les personnages auxquels il rend hommage. Sur la base de ces recherches, rencontres et interviews, Dindo va habiter ces territoires de textes (documents) qu’il a lui-même répertorié, analysé et monté. Par opposition au cinéma direct ou à la démarche naturaliste, il n’y a aucune place ici pour l’improvisation ». Les mémoires sont convoquées, de manière récurrente, sur les lieux mêmes que la bêtise des hommes a contribué à profaner. Le réalisateur plonge ainsi le spectateur dans la salle du tribunal où a été rendu le verdict de révocation du capitaine Paul Grüninger en 1940. Ce dernier a fourni à des réfugiés juifs de faux papiers leur permettant de trouver asile en Suisse (1998). Il sera réhabilité seulement un quart de siècle plus tard et à titre posthume. La caméra de Dindo chemine au cœur des paysages où s’est illustrée la bravoure des six cent volontaires suisses honnis par le gouvernement de la Confédération pour s’être engagés dans le camp républicain pendant la guerre civile espagnole (1973). Elle scrute les rues de Mexico, plongée dans l’horreur du bain de sang déclenché par les autorités mexicaines à l’aube des Jeux Olympiques de 1968 (2003). Pourtant, Richard Dindo demeure beaucoup moins intéressé à documenter le présent qu’il filme qu’à filer la trame d’un passé auquel il ressent l’urgence de conférer un nouveau sens. Aux archives filmées ou aux scènes reconstituées du documentaire traditionnel, il substitue un riche éventail de supports qui lui permettent de tisser des liens épars et fragmentaires avec le passé. « Richard Dindo est un fou du texte. Il utilise des lettres, des poèmes, des journaux intimes, des peintures, des témoignages oraux dans le but de constituer une mémoire active engagée à reconstituer le passé », souligne Jean Perret.

L’art de la défaite
La maîtrise de cette technique lui a permis d’exceller dans l’art de la biographie documentaire et de dresser, entre autres, le portrait de figures comme le reporter-photographe Hans Staub (1977), les écrivains Max Frisch et Franz Kafka (1981 et 2005), le poète Arthur Rimbaud (1990) et le guide révolutionnaire Ernesto Che Guevara (1994). L’intérêt pour ces figures d’exception tient pour beaucoup, semble-t-il, à la dimension foncièrement tragique de leur destin.

Sous l’influence d’une mère qui use de son immense pouvoir de nuisances psychologiques, Arthur Rimbaud abandonne précocement et de façon définitive une écriture poétique pourtant porteuse d’extraordinaires promesses.  La lutte d’Ernesto Che Guevara et les immenses espoirs qu’elle a suscités s’effondrent quant à eux aussi tristement.  Suggérant à demi-mot une brouille avec Fidel Castro, la lecture de son journal de campagne donne surtout à entendre la rigueur impitoyable de la jungle bolivienne et une marche inexorable vers la mort particulièrement tragique car empreinte d’une immense solitude. « Personnellement, je m’intéresse aux défaites de ceux qui luttent contre les injustices et ont pour ambition de changer la société. Je pense en effet que la victoire dénature forcément et qu’elle a toujours un goût amer », explique Richard Dindo. Doit-on dès lors échapper à la tragédie ? Comment transcender la souffrance que le malheur génère ? La pratique des arts offre semble-t-il certaines potentialités.

« Dans ma filmographie, le film que je préfère est Aragon: le roman de Matisse (2003). Il a été tourné avec extrêmement peu de moyens et son financement a été consenti par la RTS du bout des lèvres. Le texte d’Aragon lu dans le film est pourtant le plus beau qui n’ait jamais été écrit à mon avis sur l’œuvre d’un peintre. C’est aussi pour moi un hommage à la France et à tout ce que ce pays m’a donné sur le plan personnel».  C’est en France en effet que le Suisse Dindo développe ses passions pour la littérature et le cinéma. Nous sommes dans le Paris de la fin des années 1960. Spectateur assidu de la cinémathèque française, Dindo garde un souvenir vivace de l’épisode clé de son occupation estudiantine. Le vent de mai 1968, et avec lui  les bouleversements sociétaux et esthétiques qu’il engendre, a soufflé très fort à n’en pas douter sur le continent du cinéma. Richard Dindo en ressent l’influence, même s’il y imprime une marque profondément singulière, impossible à cataloguer, selon Jean Perret. En 1942, la France est humiliée. L’Europe est mise à feu et à sang par les nazis. Henri Matisse continue, lui, à peindre dans cette lumière méditerranéenne si chaude et apaisante d’un été niçois. Ses toiles sont, il est vrai, comme autant de témoignages d’espoir en l’avenir de l’homme et, en tout état de cause, d’une beauté éblouissante.