Marquée par un record d’affluence, la 12ème édition du Festival international du film et forum sur les droits humains de Genève (FIFDH) a rendu hommage à une nouvelle catégorie désormais incontournable, de défenseurs des droits humains, apparue dans le sillage de la révolution numérique: les lanceurs d’alerte. En invitant le fondateur de Wikileaks Julian Assange à contribuer en direct au débat sur la cybersurveillance, les organisateurs ont donc privilégié un sujet chaud, prisé aujourd’hui aussi bien dans le décor feutré des chancelleries que dans les corridors bruyants des rédactions.
Chelsea Elizabeth Manning (né Bradley Edward Manning) croupira dans les geôles américaines pour les trente-cinq prochaines années. Edward Snowden ne bénéficie que d’un asile temporaire et inconfortable dans la Russie de Vladimir Poutine. Victime d’un sort comparable, le troisième des wisthleblowers les plus connus de la planète, l’Australien Julian Assange, vit aujourd’hui reclus à l’ambassade équatorienne de Londres. C’est donc via Skype qu’il a dénoncé devant un public genevois acquis à sa cause les graves risques que fait peser la cybersurveillance sur des régimes occidentaux plus que jamais enivrés par l’ambition abrutissante de vouloir tout contrôler. L’annonce d’une énième riposte sur le front de l’encryptage et de l’encodage, tout comme l’évocation de l’extension possible de l’usage de la monnaie alternative bitcoin, parviendra donc difficilement à rassurer ceux qui s’inquiètent de l’apparition d’une nouvelle catégorie d’indésirables parmi les défenseurs des droits humains.
Déficit de contrôle parlementaire
Réalisé par Joachim Dyfvermark, le documentaire The Snowden Files offre une bonne introduction au débat en donnant à voir les rapports de promiscuité troublants entre l’agence nationale de sécurité et d’espionnage étatsunienne NSA et son équivalente suédoise FRA (Institut national de défense radio de la Suède). Les moins tourmentés des non-initiés oseront confesser un brin de fascination pour certains aspects du récit haletant qui leur est présenté. La sophistication de certains programmes de surveillance décortiqués dans le film n’a visiblement pas échappé à la perspicacité des journalistes suédois ayant arpenté plusieurs continents pour retracer la genèse des révélations explosives d’Edward Snowden et leurs répercussions. On se rappelle que celles-ci ont valu de sérieux ennuis aux partisans les plus brillants de la liberté d’informer, comme le prestigieux hebdomadaire britannique The Guardian. Des noms comme WINTERLIGHT, QUANTUM, PRISM ou XSCOR seraient, à vrai dire, propres à susciter des vocations noctambules chez les individus les moins sujets aux insomnies. Au-delà de ces émois de «séries télévisées», le film pose visiblement des questions très sérieuses et force à aborder de front certains problèmes. A l’heure de la société de l’information, bon nombre d’Etats font tout ce qui est en leur pouvoir pour subordonner Internet à leurs intérêts; les velléités de surveillance planétaire des agences étasuniennes comme la NSA sont de moins en moins difficiles à démontrer; la soif de contrôle des agents de surveillance est insatiable car elle va de pair avec l’augmentation exponentielle des capacités d’accéder et de stocker les données personnelles ultrasensibles des particuliers (téléphones, emails,…). Ainsi, la révolution digitale semble avoir rendu l’ensemble de la planète esclave de la toile et de sa logique d’intrusion dans la sphère privée, notamment par le rapport de dépendance insidieux qu’elle instaure entre le tout un chacun et les réseaux sociaux. Face à ces tristes réalités, Edwy Plenel, fondateur de Mediapart, n’a vraiment pas de peine à convaincre de la pertinence de sa critique de la société du contrôle et du divertissement. Cette dernière doit en effet une bonne partie de son succès aux «mécanismes d’expropriation opérés par les puissances financières» sur lesquelles elle s’appuie. Rares sont ceux qui s’aventureraient en outre aujourd’hui à affirmer que les progrès effectués par la technologie impliquent un surcroît de liberté pour les citoyens. D’où la légitimité de la critique sévère adressée par le juge Baltasar Garzon à l’Europe et à sa passivité devant l’obsession sécuritaire des Etats-Unis et de certains de leurs alliés. Bien connu pour son rôle décisif dans l’arrestation compliquée du sanguinaire dictateur chilien Augustino Pinochet, le juge madrilène n’est pas le seul à constater que le contrôle parlementaire sur les agences de renseignement et les services secrets est devenu totalement inopérant.
D’après la New York Review of Books du mois de février, les révélations indiscriminées d’un Manning, analyste militaire de bas étage, resteront surtout dans la postérité pour avoir inutilement mis en danger la vie de millions d’innocents. Certaines des méthodes de Julian Assange, notamment sa façon de négocier le concours de la presse internationale pour dénoncer certains scandales, ont fait l’objet de critiques fondées. Reste que le mouvement incarné aujourd’hui par le dissident de la NSA Edward Snowden a accouché d’un débat national et international indispensable sur le respect de la sphère privée à l’ère digitale. Le fait que la NSA ait pu impunément collecter des millions de données sur des citoyens étasuniens et étrangers (notamment au travers du programme METADA) et s’amuser à espionner des dignitaires étrangers de très haut rang (la plus célèbre de ses victimes n’étant rien de moins que la chancelière allemande Angel Merkel) est tout sauf anodin.
Respect de la sphère privée à l’ère digitale
Olivier Chopin, chercheur à Sciences Po Paris, qui prépare un livre attendu sur la surveillance étasunienne, observe qu’il existe un espoir grandissant que «le monde du renseignement puisse être arraisonné par l’espace public et les logiques de la démocratie». Il ne fait aucun doute que la mise en cause par les lanceurs d’alerte des vols secrets effectués par la CIA de 2002 à 2007 ainsi que des programmes de torture systématisés dans des espaces d’exception extraterritorialisés ont eu un impact bénéfique en forçant la suspension de ces pratiques infâmes. En ce sens, il faut rendre évidemment un hommage appuyé aux militants des droits de l’homme et des libertés publiques. L’espoir que l’univers du secret puisse être rendu transparent en multipliant les alertes ou en étendant l’usage d’un outil comme Wikileaks lui paraît cependant excessif. Les agents de renseignement et les services secrets sont devenus des outils de certification ou de mise en cause de toute stratégie de politique étrangère qui se respecte. Or, les dilemmes moraux inhérents à l’art de la diplomatie et à la conduite des opérations militaires ne sont pas voués à disparaître. Comme l’a théorisé notamment en son temps un Raymond Aron, malgré l’espoir de restaurer la paix, la guerre demeure l’horizon des relations internationales. L’espion – avec tout le caractère sulfureux et romanesque que son image convoque – continuera donc à fasciner l’opinion publique. Allié au «diplomate» et au «stratège», il doit encore trouver son rôle pour permettre de consolider la paix.