L’Europe se blinde chaque jour un peu plus

Migrations • Les organisations de défense des droits de l'homme critiquent la politique d'immigration européenne et le rôle de Frontex (Par Sergio Ferrari, de Berne, Suisse)

Frontex compte plus de 1'500 fonctionnaires des Etats membres déployés sur le territoire continental. (Leif Hinrichsen)

Au cours de la dernière semaine de janvier, la Pologne a commencé la construction d’un nouveau mur de 186 kilomètres de long étiré sur près de la moitié de sa frontière commune avec le Belarus. Le contrôle strict de l’immigration est une priorité pour l’Union européenne (UE), qui est restée sourde aux critiques du monde associatif, des organisations de défense des droits de l’homme et d’une partie de la classe politique continentale.

Ce mur de 5,5 mètres de haut sera terminé d’ici le milieu de l’année et coûtera 340 millions d’euros, dont 24 millions d’euros serviront exclusivement à l’installation de caméras de sécurité et de capteurs de mouvements.

Des murs et encore des murs

Au cours de l’année écoulée, des milliers de migrants, principalement originaires du Kurdistan irakien, de Syrie, du Liban et d’Afghanistan, ont tenté de franchir la frontière polonaise pour entrer dans l’UE. La Pologne a créé une zone spéciale de haute sécurité, partiellement protégée par des barbelés et totalement fermée aux organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires et à la presse. Ce nouveau mur en construction vient s’ajouter à un réseau de clôtures qui existent dans différentes parties du continent. Certaines ont une histoire plus longue, comme celles de Ceuta et Melilla en Espagne, de Chypre, et de Kaliningrad entre la Lituanie et la Russie. D’autres sont plus récents: celui sur le fleuve Evros en Grèce, celui entre la Bulgarie et la Turquie, celui du port de Calais (entre la France et la Grande-Bretagne), celui de la route arctique, ainsi que celui construit en Macédoine du Nord et celui du nord des Balkans.

Plus de répression

Plus de 200’000 migrants irréguliers sont arrivés dans l’Union européenne en 2021, soit le nombre le plus élevé depuis 2017. Il est supérieur de près de 5 % à celui de 2020 et de 37% à celui de 2019, selon les informations officielles communiquées par Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. (1) Présentant son rapport annuel au cours de la deuxième semaine de janvier, Frontex a souligné que plus de 65’000 personnes sont arrivées par la zone de la Méditerranée centrale, qui constitue le principal couloir d’immigration vers le territoire européen.

Le même rapport indique qu’au cours du seul premier semestre 2021, 8’239 personnes tentant d’entrer en Europe ont été refoulées. Il s’agit d’un record pour la politique anti-migratoire de l’Union européenne, qui avait déjà défini en 2020 un «pacte migratoire», reposant sur deux piliers essentiels: la protection des frontières et l’expulsion des immigrants illégaux.

L’agence, créée en 2004 et considérablement renforcée en 2016, a gagné ces dernières années à la fois en force propre et en critiques de la part des secteurs progressistes européens. Elle compte plus de 1’500 fonctionnaires des Etats membres déployés sur le territoire continental et, comme le souligne Fabrice Leggeri, son directeur exécutif, «dans plusieurs années, elle disposera de 10’000 agents frontaliers et garde-côtes pour aider les pays européens à contrôler les frontières et à gérer les migrations».

Sous le feu des critiques

Depuis des années, Amnesty International recueille des informations sur les rejets illégaux aux frontières terrestres et maritimes de l’UE dans des pays tels que la Grèce, l’Italie, Malte, l’Espagne, la France, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et la Slovénie. Ces actions, affirme l’ONG de défense des droits de l’homme, «mettent en danger la vie des gens et sont illégales au regard du droit européen et international».

Amnesty International rappelle, par exemple, que depuis 2017, Frontex effectue une surveillance aérienne au-dessus de la Méditerranée centrale. Lorsqu’un bateau avec des migrants est détecté, il alerte généralement les garde-côtes libyens, qui interceptent le bateau et débarquent les personnes à bord en Libye. «Les hommes, les femmes et les enfants interceptés lors de la traversée de la Méditerranée et renvoyés de force dans les centres de détention libyens sont exposés à de graves violations des droits humains.»

L’ONG a condamné à plusieurs reprises les conséquences désastreuses de la coopération de l’Europe avec la Libye. Elle a également dénoncé les violences et les mauvais traitements systématiques des autorités croates à ses frontières. Grâce à la surveillance aérienne, Frontex aide les autorités croates à identifier les personnes qui tentent d’entrer dans le pays de manière irrégulière.

En Grèce, des retours forcés ont lieu depuis 2013. Des personnes et des familles sont détenues dans des campements informels avant d’être renvoyées illégalement en Turquie, de l’autre côté de la rivière Evros. En 2021, Amnesty a signalé que la police des frontières grecque interceptait de force des migrants et des réfugiés, même à des centaines de kilomètres de la frontière, et les expulsait vers la Turquie. Face à ces pressions contraires au droit international, elle demande à Frontex de suspendre ses opérations en Grèce ou de se retirer complètement de ce pays.

Parmi ses demandes, Amnesty International demande que Frontex soit tenue de rendre des comptes, y compris pour les opérations menées conjointement avec d’autres autorités chargées des migrations. Elle affirme qu’il est nécessaire que chaque opération de Frontex comprenne un mécanisme de rapport transparent. «Il est impératif que l’agence qui protège les frontières extérieures de l’UE en coopération avec ses «Etats membres respecte le droit international.»

Manque de transparence

De nombreuses autres organisations de la société civile européenne, ainsi que des personnalités politiques, élèvent la voix contre les actions de Frontex. Ils reprochent à l’agence un manque de transparence dans ses actions, tout en reconnaissant qu’elle répond aux directives politiques de l’UE pour intensifier sa protection contre les migrants non européens.

«Nous devons veiller à ce que Frontex ne devienne pas un Etat dans l’Etat, que l’organisation fasse son travail de manière transparente et fournisse suffisamment d’informations à son sujet. En outre, les contrôles aux frontières doivent aller de pair avec la protection des droits de l’homme», a déclaré Tineke Strik, une eurodéputée verte néerlandaise, à l’hebdomadaire suisse Die WoZ (Wochenzeitung) en avril de l’année dernière.

La Suisse votera sur Frontex

Pour la première fois dans un pays européen, l’électorat suisse sera bientôt appelé à se prononcer sur Frontex. Le Réseau suisse de solidarité avec les migrants, ainsi que d’autres associations, ont lancé un référendum contre le financement de l’agence. Elle s’oppose à l’augmentation de la contribution de l’agence de 24 à 65 millions d’euros (23 à 62 millions d’euros) sur une période de six ans, qui a été approuvée par le Parlement suisse en octobre dernier. Si les signatures soutenant le vote sont validées, le référendum sera soumis au peuple le 15 mai. Dans ce cas, un débat de société animé sera ouvert, tant sur le respect des droits humains des migrants que sur les relations actuellement complexes entre la Suisse et l’Union européenne.

 

(1). https://frontex.europa.eu/es/