Grande offensive libérale en 2022

Suisse • En 2021, 136 pays se sont mis d’accord pour imposer les multinationales à 15% au minimum. Derrière les apparences, un tel accord sonne la charge d’une offensive libérale en Suisse. (Par Paris Kyritsis)

Ueli Maurer, ici aux côtés de Jair Bolsonaro, s’active pour limiter l’impact de la future réforme mondiale des impôts sur les multinationales en développant des niches fiscales. (Alan Santos/PR)

C’était l’une des surprises de 2021, l’annonce par les pays du G20 de la volonté d’établir un impôt minimal sur le bénéfice des entreprises multinationales au niveau mondial. L’idée, lancée par un Joe Biden fraîchement élu, d’abord accueillie de façon enthousiaste, a laissé quelque place au doute au fur et à mesure que le montant d’impôt baissait. D’abord projeté à 21% des bénéfices, le taux minimum, qui a été retenu en octobre dernier par les pays de l’OCDE, s’établit à 15%.
Si certains considèrent que, malgré sa faiblesse, cet impôt est un progrès, c’est surtout en raison d’un principe fondamental qu’il inclura, celui de taxer les entreprises là où elles réalisent des bénéfices et non plus dans le pays où elles ont choisi d’implanter leur siège social.

Cet aspect, qui semble couler de source, n’a cependant jamais eu force de loi et a permis le développement effréné des paradis fiscaux. Comme l’ont révélé les «Panama Papers» et autre «Pandora Papers» paraissant à rythme régulier, ces derniers parasitent l’économie mondiale et savent profiter des crises. En effet, en 2009, alors que les classes populaires paient les pots cassés de la crise financière et que les Etats coupent massivement dans leurs dépenses, Guernesey, Jersey, l’Île de Man et les Îles Vierges britanniques ont fait passer leur taux d’imposition d’un ridicule 10% à… zéro. Ces micro-Etats tirent depuis des décennies derrière eux le reste de la planète en poussant à la baisse le taux moyen mondial, qui est passé de 38% en 1993 à 24% en 2021.

Impôt de la dernière chance

Est-ce une observation semblable sur l’explosion de la fortune des plus riches et la mainmise économique des grandes entreprises du numérique (GAFAM) durant la crise du Covid-19 qui a poussé le président étasunien et les Etats du G20 à sévir? L’on peut en tout cas évoquer des considérations plus concrètes, telles que le besoin d’argent pour financer l’énorme plan de relance de plusieurs milliers de milliards promis par Joe Biden lors de sa campagne, mais qui est encore bloqué au Congrès.
Cet impôt et ces projets d’investissements semblent être ceux de la dernière chance pour les Etats-Unis. Ils ont un caractère stratégique car en face le contre-modèle chinois carbure en connaissant notamment une croissance record depuis 10 ans. L’Etat chinois, qui détient la majorité des banques du pays et dont les entreprises publiques représentent entre le tiers et la moitié du PIB, dispose quant à lui de capacités d’investissement très importantes. La Chine est, par exemple, de loin le premier investisseur mondial dans les énergies renouvelables (40% du total mondial en 2017) et a réussi à construire le plus grand réseau de TGV du monde (37’000 km) en 20 ans. La première puissance mondiale ne dispose quant à elle toujours pas du moindre kilomètre d’un tel réseau permettant de faire face au changement climatique.

Finalement, si cette idée de taxe a émané en premier lieu du président étasunien, c’est également parce qu’elle sert à torpiller la «taxe numérique» prévue par l’Union Européenne qui vise les mastodontes Amazon, Google, Facebook, etc. Durant les négociations, la secrétaire étasunienne au Trésor Janet Yellen a indiqué qu’une telle initiative européenne «ferait dérailler complètement» l’accord sur l’impôt mondial. Sous la pression, l’UE a gelé le projet.

Offensive libérale en Suisse

En Suisse, le Conseil fédéral souhaite que l’impôt à 15% soit effectif dès 2024, une votation sur ce thème sera cependant nécessaire. C’est Ueli Maurer lui-même qui a dû en faire l’annonce sans grand enthousiasme, friand qu’il est de baisses fiscales. Pourquoi la Suisse, acteur majeur de la course au moins-disant fiscal, se plierait-elle à un tel mouvement venu de l’international? Car «les milliers d’entreprises actives en Suisse ne pourraient pas gérer deux systèmes fiscaux en parallèle. C’est trop compliqué. Et si nous n’appliquons pas cette réforme à 15%, le danger est trop grand qu’un autre Etat impose la différence avec notre taux. Et nous ne voulons pas offrir des rentrées fiscales à d’autres pays», expliquait Ueli Maurer à la RTS. En effet, l’accord du G20 prévoit que toute sous-enchère fiscale sera compensée dans un autre pays, prouvant ainsi qu’en économie de marché, la justice fiscale ne peut progresser que grâce à la contrainte.
Mais pas question d’en rester là pour la bourgeoisie suisse. Ses représentants, majoritaires au Parlement, comptent sur une série de mesures pour compenser cette retraite stratégique sur le taux d’imposition. C’est dans cet ordre d’idées qu’ils défendent la suppression du droit de timbre, qui sera soumise au vote le 13 février prochain, ainsi que d’autres mesures bénéficiant à une poignée de grandes entreprises ou encore la réforme de l’impôt anticipé (voir notre édition précédente du 14.01). Ainsi, tout ce qui est donné d’une main, doit être repris de l’autre. Rappelons que la dernière réforme de l’imposition des entreprises de 2019 (RFFA, qui a fait perdre deux milliards de recettes aux pouvoirs publics), avait aussi pour origine une nécessaire hausse de l’impôt des entreprises multinationales implantées en Suisse pour s’adapter aux normes internationales.

A peine cet impôt de 15% accepté, les milieux libéraux ont donc planifié leur contre-offensive, pour faire de cette retraite stratégique une victoire sur le long terme pour les classes possédantes, comme cela fut le cas en 2019 avec la RFFA. Au-delà du fait que toute baisse d’impôt leur est directement bénéfique, l’objectif est également idéologique. Il est en effet essentiel pour le patronat d’empêcher l’Etat de devenir un acteur majeur de l’économie, notamment de la transition écologique, à travers l’investissement public massif. Cela prouverait l’efficacité d’un tel contre-modèle face à la mascarade d’un secteur privé guidé uniquement par la rentabilité à court terme.