Le subventionnement public des médias privés existe en Suisse depuis plusieurs décennies. Il bénéficie à plus de 170 journaux et magazines, 1000 publications d’associations, sans compter la trentaine de stations radios et chaînes de TV locales. En juin 2021, le Parlement a voté en faveur d’une augmentation de 151 millions de cette aide pour sept ans, afin d’aider les médias face à la diminution constante de leurs recettes publicitaires.
Ce train de mesures a été combattu par référendum dans la foulée. Le comité «Non aux médias contrôlés» ayant réussi à récolter les signatures dans le délai imparti, c’est le peuple qui tranchera la question.
Baisse des revenus publicitaires
Comme le souligne la conseillère nationale verte Isabelle Pasquier-Eichenberger, membre du comité de soutien «Oui à la liberté d’opinion» réuni en conférence de presse ce le 6 décembre, les enjeux sont en effet importants pour les médias privés suisses. En 2020, les revenus de la publicité tous médias confondus sont passés pour la première fois sous la barre des 500 millions de francs, tandis qu’en parallèle les géants de l’internet, principalement Facebook et Google, réalisaient deux milliards de recettes dans ce secteur, drainant ainsi deux tiers des revenus publicitaires des médias suisses sur plusieurs années.
Le comité de soutien, réunissant éditeurs, journalistes et parlementaires de divers bords politiques, a choisi de concentrer son argumentaire sur l’importance de ces aides pour l’existence de médias locaux et diversifiés. Selon leurs chiffres, pas moins de 70 titres de presse auraient disparu en quelques années en Suisse. Dans ce contexte difficile pour la presse, le comité en faveur du oui met en avant la contribution de cette aide dans le maintien d‘un paysage médiatique diversifié, favorisant ainsi la «liberté d’opinion» et le débat démocratique.
Ils espèrent ainsi contrer d’emblée les arguments similaires, mais inversés, du comité référendaire. Ce dernier considère, lui, que ces subventions constituent une menace pour cette même liberté d’opinion, car elles renforceront le «contrôle d’Etat» sur le contenu des médias. Dans ce dernier comité, on retrouve également des journalistes et patrons de presse, surtout alémaniques, dont l’ex-rédacteur en chef de la Weltwoche, journal lié à l’UDC, et des parlementaires principalement PLR et UDC.
Liberté d’opinion?
Cette passe d’armes sur la liberté d’opinion cache mal les positions idéologiques qui animent le comité opposé à ces aides à la presse. En effet, dans leur argumentaire détaillé, c’est bien davantage la question du refus du principe du subventionnement d’Etat qui ressort, et le coût qu’il représenterait pour le contribuable. Ironiquement, lors de ce même scrutin, les Suisses devront également se prononcer sur la suppression du droit de timbre, impôt sur les transactions financières qui risque de faire perdre deux milliards de revenus par an à la Confédération.
Sans surprise, cette suppression a été elle aussi portée principalement par les groupes PLR et UDC. Refus du subventionnement d’un côté, baisses d’impôts pour le secteur financier de l’autre: le cocktail libéral est parfaitement dosé. Mais les aides d’Etat aux médias favorisent-elles vraiment la diversité et la liberté d’opinion comme le prétend le comité du oui?
Concentration et uniformisation
«Ne mords pas la main qui te nourrit». Ce proverbe est brandi par les opposants des aides aux médias, pour justifier l’argument du prétendu contrôle étatique accru qui en découlerait. Mais que dire alors du contrôle des capitaux privés, actuellement effectif, sur la grande majorité des titres de presse et son impact sur le contenu produit par les journalistes? Stanley Crettaz, sociologue des médias, explique que «l’idéologie est présente en force dans les médias, car les professionnels disséminent et confirment la pensée bourgeoise dominante».
La tendance est à la concentration des titres et à l’uniformisation du contenu, avec toujours davantage de pression sur les journalistes, comme l’analyse Stanley Crettaz: «La disparition de titres comme Le Matin est l’expression du fait que les profits sont devenus trop bas dans l’information, donc on ferme et on investit ailleurs». En Suisse, l’information est un produit commercial comme un autre, soumis au jeu du marché. La crise actuelle des médias, mise en exergue par le comité du oui, est donc peut-être plus large, et pas seulement à mettre sur le dos de la baisse des revenus publicitaires.
Ainsi, si les arguments de «contrôle étatique» découlant des subventions sont faciles à balayer, l’on peut fortement douter du fait qu’arroser les médias d’argent public aidera à faire pousser des voix différentes du discours libéral hégémonique dans une presse dominée par des capitaux privés. Cette tâche essentielle pour une démocratie qui fonctionne repose sur les épaules de quelques titres de presse alternatifs et critiques.