La maladie de la mort selon Chloé Delaume

Le monologue intérieur polyphonique autour de la mort volontaire d’une jeune femme, «Eden matin midi et soir» de l’écrivaine française expérimentale et performative dans la langue, Chloé Delaume, est sobrement monté par Antea Tomicic. Magnétique et dérangeant.

Maroussia Pourpoint dans "Eden matin midi soir" de Chloé Delaume, mise en scène d'Antea Tomicic. "La vie n’est pas censée faire mal au point qu’on doive la refuser." Photo ldd du spectacle recadrée

Dans le cadre du Festival Les Créatives, au cœur d’un cube bétonné, entrepôt posé en sous-sol de la Jonction et ouvert à la rumeur intermittente du dehors, la metteure en scène Antea Tomicic (« Crave » de Sarah Kane en 2018, et « Le Prénom a été modifié » de Perrine Le Querrec l’année suivante) a tendu des pendrillons noirs, réparti les sièges boisés en épis pour le public.

Fichée sous un éclairage de parchemin jauni dessinant ses ombres multiples à l’image des voix la traversant et pourtant singulière, unique, la comédienne française Maroussia Pourpoint impressionne. Elle passe l’hallucinant dialogue de son personnage, avec sa «pulsion de mort». Symptôme après symptôme. «Adèle débat avec les multiples voix qui l’habitent en permanence, la jugent, la contredisent, la découragent», explique la metteure en scène.

Voyez la comédienne rapatrier jusque dans sa silhouette quelque chose de l’un des portraits dessinés de François Alary d’une adolescente semblant songer que mourir, c’est commencer à vivre vraiment pour l’ouvrage « Eden matin midi et soir« signé Chloé Delaume. Une présence tutoyant par instants l’imagerie goth de lycée qui aime les mangas borderline et vit recluse dans l’autodétestation. Sans que cela fasse cliché. A corps investigué, à mort complice et voix nue.

«Voter la mort»

«Hier soir, j’ai voté la mort. Je me suis longuement concertée et dedans on était d’accord, toutes d’accord, pour une fois. La mort et qu’on n’en parle plus.» En agora chorale avec ses voix qui la débordent, tentant de rassembler son soi morcelé, telle est la personnage narratrice, Adèle Trousseau, le lendemain de sa huitième tentative de suicide. On la découvre à 28 ans, hantée par le désir programmatique d’en finir avec soi et l’ennui. Immobile sur un lit d’hôpital, plongée dans un état semi comateux, la jeune femme dialogue avec sa pulsion de mort. Elle analyse au scalpel les ravages de la «thanatopathie» – la mort, du grec thanatos, et de pathos, ce dont on souffre) sur son anatomie et son esprit fragmentés.

Récit au titre biblique, où thanatos devient édénique à toute heure, « Eden matin midi et soir » a possiblement permis à son auteure d’en finir avec son propre suicide. Depuis plus de vingt ans, l’écrivaine multiprimée de 48 ans forte de 25 romans est reconnue pour son «autofiction expérimentale» et sa pratique d «une écriture de laboratoire» qui déconstruit la langue.

Or chez Chloé Delaume ayant décroché le Médicis en 2020, prix saluant une auteure «n’ayant pas encore une notoriété correspondant à son talent» pour Le Chœur synthétique, farce noire pétrie de clins d’oeil aux Illusions perdues de Balzac, son personnage d’Adèle peut faire douter de son nihilisme mortifère. N’est-il pas trop réitéré sur tous les tons et expressions pour que l’on se demande si le déni de soi n’est pas la forme la plus achevée de l’orgueil comme le suggère Oscar Wilde?

Théâtre de la voix

Toute tentative de cerner cliniquement son état et le traiter lui semble parfaitement inappropriée. Personnage suicidaire, Adèle ne se reconnaît ni schizophrène, ni dépressive encore moins psychotique. Dans le sillage de Fritz Zorn avec son cancer (« Mars ») et Hervé Guibert (« Le Protocole compassionnel ») en son sida, Adèle n’a pour seul remède que de s’annexer son mal, le nommer, car «ne pas nommer, c’est nier». Ce que la suicidaire refuse, c’est de se voir mourir tout en restant en vie. D’être une vie inutile. D’être une vie pour personne. «En vérité on te le dit: l’extérieur ne veut pas de toi. Laide, vide, pesante

La mise en mots de l’actrice dans une présence dépourvue d’action scénique rejoint alors trait pour trait l’univers de l’auteure. Celui-ci se place dans le sillage d’un théâtre axé sur la puissance dramatique du texte. Un théâtre de la voix. A entendre plutôt qu’à voir. Le plus remarquable étant que la scansion du texte, son volume et dessin tendent à favoriser des états seconds. Ceux-ci pendulant entre la veille et la torpeur, le texte infuse de manière plus profonde, organique chez l’auditeur regardeur.

On saisit ainsi que l’écriture de Chloé Delaume s’efforce de déstructurer la langue. Pour la transformer parfois en une forme incantatoire, un chant. Le texte n’étant alors qu’une production organique du corps de l’écrivaine. Cette production favorise un rythme quasi musical. Le mot n’y est plus un mode de représentation, mais la chose même.

«Virus funèbre»

Animée par des micromouvements, Maroussia Pourpoint en diseuse de ses solitudes ensorcelées par la mort, impressionne. Son corps tellurique, dépressurisé, est coulé dans le noir d’une ample chemise et des boots martins délacées que prolongent ses jambes dénudées. Gothique et grunge. Sorcière qui a «tout le temps envie de mourir». La maladie de la mort, cette jeune femme l’a chevillée au corps et aux gènes, «née parasitée par un virus funèbre».

Cet « Eden matin midi et soir » vient en réalité de loin chez l’écrivaine se qualifiant de «fille d’un suicidé». La scène traumatique primitive est constituée d’un drame familial qui marquera son oeuvre. En ce 30 juin 1983, elle a 10 printemps alors que devant ses yeux son père abat sa mère avant de retourner l’arme contre lui. «Ecrire, c’est toujours cacher quelque chose de façon qu’ensuite, on le découvre», avance Italo Calvino (Si par une nuit d’hiver un voyageur).

On retrouve ici épisodiquement l’esprit des seul.es en scène d’un Samuel Beckett (Solo, Catastrophe, Cap au pire…), forant l’attente et le pourrissement des chairs. Mais aussi des motifs de la pièce en forme de chorégraphie vers la mort, dont Chloé Delaume s’inspire: « 4.48 Psychosis » écrite par Sarah Kane, juste avant son suicide par pendaison à 28 ans. Comme l’écrivain autrichien Thomas Bernhard (Oui), la Française cisèle la musicalité de sa langue.

S’écrire, mots d’emploi

On a rarement vu pareille acuité et précision au scalpel dans l’anamnèse d’un mal chez une auteure refusant le «Tu es» imposé par l’Autre. Ceci depuis notamment Le Pavillon des enfants fous, où Valérie Valère, morte à 21 ans, raconte dans un témoignage implacable son séjour en hôpital psychiatrique à 13 ans, internée de force par sa mère, pour anorexie mentale et physique.

On songe aussi à Suicide d’Edouard Levé envoyé par l’auteur à son éditeur quelque jours avant sa mort volontaire dépeinte dans l’ouvrage. « Eden… » est un cheminement autour d’un noyau dur, qui serait moins une vérité intime qu’une véracité universelle. Nul égotisme ici, c’est le tour de force magistral. Mais comme souvent chez Delaume, cette ironie grinçante pressée à froid. Qui percute en temps de menaces d’expulsions de locataires sous crise pandémique multiforme: «Maman, nous sommes la solution à la crise du logement», avance la suicidée.

De la fiction au réel

La metteure en scène écrit justement dans une note d’intention qu’Adèle «revendique le droit à être inapte, inefficace, modelée anti-matière. Refus organique de la vie. S’il n’est pas quantifiable ni visible au même titre qu’une maladie physiologique, le mal qui l’habite est constitutif et incurable.» De livre en livre, Chloé Delaume n’aura donc de cesse de construire un corps, en invitant son lecteur à un chemin éminemment politique, prenant congé des normes dictant les anatomies contemporaines.

Rien d’étonnant alors à ce que ce monologue préfigure certaines dimensions du parcours et des propos – se découvrir vide, laide, inutile, faible, mais déterminée comme jamais à en finir avec soi et le diktat des formes corporelles et vitales imposées – de Katelyn Davis, une adolescente de 12 ans originaire de Géorgie. Le 30 décembre 2016, la jeune fille a retransmis en direct sur Facebook, son suicide exécuté tel un rituel et préparé par un journal publié sur la toile.

Juste avant que de se pendre, dans sa poignante et éplorée demande de pardon envers les souffrances que Katelyn Davis sait engendrer post mortem auprès de sa famille et ses amies, se lit l’écho du «Je veux juste abréger ma propre souffrance, aucunement en créer ailleurs. Je voudrais préserver mes proches…» d’Adèle dans « Eden matin midi et soir ». De là à dire qu’on a toutes et tous quelque chose de Chloé Delaume en nous…

Bertrand Tappolet

« Eden matin midi et soir ». Festival Les Créatives. Jusqu’au 21 novembre. https://lescreatives.ch/evenement/eden-matin-midi-et-soir-de-chloe-delaume-antea-tomicic-ch-4/
Site de l’écrivaine: https://chloedelaume.net/