La Corée du Nord à visages humains

Livre • Dans le «Royaume Ermite», le photoreporter français Stéphan Gladieu a réalisé des portraits en pied proches du travail de studio et de la peinture d’histoire. A l’ère du primat absolu du collectif.

Un tableau plasticien en forme de scène de rue à Pyongyang, capitale de la Corée du Nord. (Stéfan Gladieu)

Stéphan Gladieu a débuté sa carrière en 1989 en couvrant les conflits et les questions sociales à travers l’Europe, l’Asie centrale et le Proche-Orient. Ce reporter a renouvelé son approche photographique en recourant au portrait pour témoigner de la condition humaine dans le monde, de l’Asie à l’Afrique. En témoignent sa série Homo Detritus (2021) et ses portraits d’artistes du collectif «Ndaku ya la vie est belle» imaginant des costumes hybrides à partir des détritus de Kinshasa pour alerter sur la pollution. Entre art brut plongé dans la gadoue de quartiers déshérités et fantastique surréaliste proche parfois de la franchise hollywoodienne des Transformers.

Un travail frontal

Effectuant un travail de pose frontale, il opte pour un cadre voulu rigoureux et une forme de magnification du sujet questionnant la grammaire de l’image propagandiste en Corée du Nord. Un dispositif statique avoué, transparent et compréhensible aux autorités du pays lors de cinq voyages dans le pays entre 2017 et 2020. Il s’agit d’aller au-delà des constats posant que la propagande du régime de Kim Jong-il s’emploie sans relâche à maintenir sous le boisseau toute velléité de révolte, alors que l’économie est en berne et que les gens font front contre la pauvreté.

La vie malgré tout

Spécialiste de son travail, l’ex-directeur des Rencontres d’Arles de la photo, relève que «la Corée du Nord est une terre qui fascine les photographes occidentaux, de Philippe Chancel à Alice Wielinga. Stéphan Gladieu, lui, arrive avec un dispositif léger et autorisé officiellement. Celui-ci recrée du studio de rue avec flashs. Cela fige quelque peu l’image, l’éclaire latéralement et détache le modèle d’un arrière-plan dont on ne sait plus précisément si c’est le portrait du site ou celui de l’humain. D’où une représentation simultanément surjouée théâtralement en y mixant les codes de l’iconographie propagandiste.

Voici l’un des pays les plus fermés au monde. Tenter de donner une représentation de réalités et identités sociales méconnues n’empêche pas chaque image de les mettre en doute dans un Etat sur lequel une forme d’imaginaire collectif planétaire n’image pas que l’on puisse vivre heureux. «L’une des leçons de ce travail photo est que quel que soit l’état d’un pays, la vie et les conditions que peut endurer une population, il existe toujours une forme de résilience. On y vit. s’aime, procrée et meurt.» Rencontre avec un homme d’images qui rebrasse les codes.

Quel a été votre approche face à cette réalité nord-coréenne?
Stéphan Gladieu Dans toutes les photos, je joue entre le choix réalisé du portraituré au premier plan et l’arrière-plan. Derrière un groupe d’hôtesses en uniformes de bateaux-mouches disposé en triangle, l’idée essentielle est de faire apparaître la tour du Juche composée de 25’000 briques.

Cette dernière incarne l’idée politique à la racine de l’Etat nord-coréen dynastique. Il s’agit d’un mélange entre stalinisme et maoïsme teinté d’une forme d’anarchisme asiatique. Soit l’idée de refuser toute ingérence extérieure, politique et culturelle. Au nom de la maîtrise décisionnelle, cette réalité idéologique pousse à un régime autarcique. Le Juche est une idéologie portée par trois axes: l’autonomie militaire, l’autosuffisance économique et l’indépendance politique.

D’autres dimensions vous ont intéressées.

Cette volonté d’autosuffisance débouche sur un ultranationalisme, une sanctification de la pureté raciale et la fierté identitaire. A travers le confucianisme, se manifeste une inlassable quête de perfection, d’ordre. Ainsi dans le fait de ne pas couper à l’image un monument, une statue, dans la volonté de la représenter dans son entité.

Mon premier voyage a en réalité débuté en Corée du Sud dans une usine Hyundai, multinationale familiale dotée d’une structure dictatoriale lorgnant sur la main-d’œuvre du Nord, travailleuse, docile et bon marché. Fort oubliée, la Guerre de Corée a été bien plus meurtrière que le conflit vietnamien. Elle marque encore profondément la muséographie et le monumentalisme du pays de la dynastie des Kim. Ainsi ce nationalisme exacerbé, et paranoïaque pour certains, ne vient pas de nulle part.

Et votre esthétique?

J’ai tenté de faire un portrait de la société nord-coréenne tout entière. Ceci en partant des différents secteurs économiques, primaire agricole, secondaire englobant l’industrie et la construction ainsi que tertiaire – commerce, administration, finance, éducation, santé… Constamment surveillé, j’ai repris dans l’esthétique des images, les codes et grammaires propres à l’icône. A savoir une image frontale, colorée, attirante et extrêmement compréhensible.

Elle est l’ancêtre de la publicité moderne et a été instrumentalisée notamment au sein de la propagande maoïste. On la retrouve en Corée du Nord, où la photographie et l’art du portrait n’existent guère. Les représentations affichées y sont souvent de la peinture, du dessin ou de la céramique.

Vous cultivez une certaine ambiguïté entre documentaire et fiction?

Etant au moyen format photo, je recours à des flashs pour modeler le personnage et le détacher de son arrière-plan. Et un champ de profondeur où tout est net, visible. Ce n’est pas du reportage tant l’image joue du rapport entre le réel et l’irréel ainsi que sur l’Absurde. Prenez la photo d’un paysan dans un champ au sein une ferme modèle visitée dans une importante région agroalimentaire. Se retrouver les pieds dans la boue à travers une image iconique d’un champ de riz géométrisé en triangles est relativement rare dans une grammaire propagandiste.

Mais le caractère à dessein figé des compositions saisit le sujet comme le symbole de quelque chose de plus grand. Dans un Etat où tout s’articule au collectif du «pays du Matin calme», cette dimension fut évocatrice pour les sujets portraiturés.

Stéphan Gladieu, Corée du Nord, Actes Sud. Site du photographe: www.stephangladieu.fr