Un autodafé aux conséquences tragiques

Cinéma • Au crépuscule du régime autoritaire du Shah, des cinémas sont incendiés. Sous la forme d’un puzzle, «Careless Crime» revient sur l’un de ces attentats. En composant avec la censure iranienne actuelle.

«Careless Crime», un film de Shahram Mokri qui ausculte un drame sous des angles et temporalités multiples. (Trigon Film)

Fiction poétique surréaliste, conte initiatique flirtant avec une théâtralité lynchienne et le fantastique ou réalité? Epoques mises en abyme ou reconstitution minutieuse? Les questions irrésolues se bousculent à la vision de Careless Crime, film de l’Iranien Shahram Mokri servi par un casting de haut vol. L’artiste est déjà auteur de réalisations aux scénarios complexes voire alambiqués (Fish and Cat, Invasion). Il aime aligner les boucles temporelles et imbriquer les épisodes de récits parallèles. La complexité du film peut parfois en desservir la virtuosité.

Epoques enchevêtrées

Careless Crime mise sur la circularité, une même scène pouvant être rejouée devant le spectateur selon des angles renouvelés. Ce motif circulaire a pour effet paradoxal d’approfondir l’attention autant que de l’égarer parfois. Filmé à la caméra portée, l’opus multiplie les points de vue, vécus, expectatives et temporalités autour de la tragédie. Dans un lent ballet d’images, certaines certitudes s’effacent, l’étonnement croît face au nombre de micro-événements et erreurs conjugués – trop de sièges, sorties de secours bloquées par des caisses empilées… – entourant un attentat contre un cinéma.

Mais est-on vraiment en 1978 lorsque le principal et futur incendiaire se plaint de ne pas trouver un médicament en rupture de stock? Ou dans la République islamique actuelle, pays le plus touché par la pandémie au Proche et au Moyen-Orient, où la population est soumise à une épuisante quête de traitement. Voire dans un conte étrange où un dealer de cachets apparaît sous les traits d’une immense marionnette humaine. Si l’embargo étasunien a toujours une répercussion catastrophique sur les besoins médicaux du pays, le secteur pharmaceutique est devenu une mafia. La manière implicite dont le réalisateur joue donc au chat et à la souris avec la censure ne manque pas de possible rouerie. La période des attentats contre les cinémas et dancings, symboles d’une culture occidentale voués aux gémonies est ainsi évoquée par une guide lors d’une visite quasi documentaire d’un Musée de la Révolution.

Attentat ambigu

En 1978, cet incendie volontaire du Rex d’Abadan fit 478 victimes. Une année plus tard, la Révolution islamique éclatait. Conçu pour protester contre l’Occident, soutien à la dictature du Shah lié au pétrole, l’acte incendiaire fomenté par une équipe de bras cassés qui doutent et tergiversent ne devait pas faire de victimes selon ses auteurs. Or tout affirme qu’il faut s’attendre au pire.

On assiste à une sorte de film dans le film. Ainsi l’œil découvre en pleine nature des séquences narrant la rencontre près d’une grotte, lieu mythologique et légendaire s’il en est, entre un groupe de fantassins inquisiteurs et des jeunes femmes s’affairant pour une projection en plein air de The Deer, l’un des films iraniens ayant eu le plus de succès avant la Révolution. Ce thriller dû à Massoud Kimiai est projeté lors de la dramatique séance de l’incendie, 42 ans plus tôt. Mais est-on certain d’avoir saisi cette énième allusion aux pouvoirs du 7e art comme sortilèges d’illusions ou médium révélateur de toute une société et histoire d’un pays?

Humour

Dans son souci du détail, la fiction se révèle traversée d’un burlesque tendu lors d’un dialogue entre fille et mère. La caméra cadre seulement les deux femmes. Lorsque la plus âgée lâche, «Ne nous frottez pas. On ne vous frottera pas», parle-t-elle de tôle froissée ou de harcèlement sexuel, plaie de l’Iran? Invisible à l’image, un homme tente de guider la fille dans son parkage. Emprise patriarcale infantilisante ou aide façon tutoriel détaillé? La mère tranche et envoie le passant aux fraises.

Interrogation façon poupées gigognes sur les pouvoirs de la narration télescopant les époques pour en former une nouvelle, Careless Crime est une réalisation déroutante et attachante, un vrai faux film-dossier judiciaire débouchant sur un tour de magie. Une manière de réenchanter le monde ou de l’incendier.

Malgré la censure

Soumis à un contrôle permanent émanant des instances culturelles et politiques, d’autres cinéastes d’Iran parviennent à se jouer des fourches caudines de la censure. Pour muer leur cinéma en puissance dérangeante, alignant les non-dits, l’autocensure et le hors-champ. A l’image de Hair signé Mahmoud Ghaffari. On y voit de jeunes athlètes sourdes sélectionnées pour le championnat du monde de karaté devant renoncer à leur participation pour tenue non conforme avant un final apocalyptique.

En témoigne aussi le cinéma de Mohammad Rasoulof, arrêté, condamné, incarcéré et interdit de quitter son pays, ours d’or à Berlin pour Le Diable n’existe pas, recueil de courts-métrages explicites sur la peine de mort. Côté cinéastes femmes historiques, Rakhshan Bani-Etemad réalise documentaires ou fictions mettant en exergue la résilience de la femme iranienne. Elle a ainsi réussi à faire passer devant la censure ses portraits de prostituées et triangles amoureux. n

Careless Crime. Cinéma Bellevaux, Lausanne.