Le malheur humain en mode burlesque

THÉÂTRE • Dans un théâtre de dérision et de l’Absurde, Ionesco aborde le malheur humain par une dramaturgie comiquement ravagée. «La Cantatrice chauve» marque l’échec de l’humain comme être logique pensant et parlant. Un constat toujours d’actualité.

Alicia Packer dans "La Cantatrice chauve". Une subversion sans lendemain. Photo: Aurélien Fontanet

Le burlesque est une force d’éclatement subversive. «Humour, oui, mais avec les moyens du burlesque. Un comique dur, sans finesse, excessif… Au départ, je voyais pour La Cantatrice chauve une mise en scène plus burlesque, plus violente; un peu dans le style des Marx Brothers, ce qui aurait permis une sorte d’éclatement.»

Cette vision, le metteur en scène Cyril Kaiser a souhaité la transposer. Comment? En optant pour une variante partagée entre marionnettes portées et interprètes humains de la première pièce du dramaturge roumain et son plus grand succès.

Marionnette de tous les possibles

Aux yeux des figures historiques de l’univers de la marionnette, de la Française Emilie Valentin à l’Australien Neville Tranter en passant par l’Allemande Ilka Schönbein ou la chorégraphe et metteure en scène française Gisele Vienne, la marionnette peut tout.

Jouant avec et souvent au-delà des limites, elle permet avec le burlesque un dynamitage des catégories habituelles dont rêvait Ionesco. Ainsi Jerk signé Gisele Vienne sur un texte de l’écrivain Denis Copper explorant les mémoires d’un tueur en série. Elève du marionnettiste Alain Recoing, la metteure en scène joue sur une mise en abyme du manipulateur de doudous pour enfants et de sa ventriloquie. Pour dire le pire.

«Parodie de pièce» et «comédie de la comédie», selon les mots de son auteur, La Cantatrice chauve (1948) présente des stéréotypes de petits-bourgeois, fantoches et anti-personnages. Ceci dans  une anti-pièce qui s’emploie à cannibaliser autant que dynamiter nombre de genres théâtraux: le tragique grec, le mélodrame, le cabaret burlesque, la comédie de moeurs, la Conversation Play anglaise sur canapé, le théâtre de boulevard…

Couple humains-muppets

Pour cette satire de la bourgeoisie, deux couples, les Smith et les Martin, échangent des propos absurdes. Ils enfilent comme perles à collier, les formules toutes faites et utilisées à contre-temps. Leurs anecdotes et platitudes échangées au cours d’une soirée languissante à la temporalité incertaine finissent en dictons nonsensiques. On entend donc: «Le progrès social est meilleur avec du sucre».

S’ensuivent des monosyllabes marquant la réduction extrême du langage. A la fin, celui-ci se confond avec un babil incompréhensible, de la matière sonore minée par la folie. La désintégration de la parole et de la pensée signe la destruction du personnage classique. Inconsistants, les couples se révèlent aussi interchangeables. C’est avec l’idée de ces quatre figures n’étant que les porte-voix vides d’un langage ayant perdu intégrité et valeur que l’usage de la marionnette prend tout son sens. Le seul remède au malaise est de raconter des histoires.

Croisements de couples

Emplis de préjugés et prônant un conformisme social, les couples de la pièce sont passés par un.e comédien.ne et une muppet à grande bouche et yeux brillants, œuvres de Christophe Kiss. Nicole Bachmann est Mme Martin et la voix de son époux marionnette à mi-corps, Vincent Babel campe M. Smith et donne sa voix à la muppet de sa conjointe qu’il manipule.

Lorsqu’ils manipulent leur conjoint respectif, les comédiens disparaissent littéralement. Ils n’agitent que quasi-imperceptiblement les lèvres, ce qui renforce l’illusion et le vertige d’un protagoniste unique à deux voire quatre têtes et corps. Comme l’atteste la phrase, «c’est par ici, c’est par là».

Comédienne marionnettisée

La pièce compte une figure prosaïque d’origine populaire, partagée entre son emploi de domestique et son désir d’affirmer sa personnalité. Mary joue aussi le rôle de témoin de ce qui se déroule autour d’elle, se trouvant chargée de transcrire les manifestations du destin. Sortie de l’école de théâtre Serge Martin à Genève et venue à l’origine de la danse, Alicia Packer l’incarne en rapatriant dans son anatomie, les expressions et tours du pantin.

On peut aussi songer à la poupée automate successivement déglinguée et révoltée. «Elle est la bonne des Smith, arrangeant leur foyer pour que tout soit prêt à l’arrivée des Martin. A chaque représentation j’essaye de créer et de réinventer encore ce personnage aimé. Elle symbolise l’amour, la générosité, la poésie à l’état pur. Tout est permis à ses yeux. Du coup. Elle se révèle scandaleuse et se révèle in fine sans limites, ayant envie de dilater son amour», confie la comédienne.

«Boule à facettes»

Mary est aussi enquêtrice révélant être Sherlock Holmes. Sous les traits d’Alicia Packer, voyez-là fumer la pipe, exhalant ses fumerolles de locomotive à vapeur, entre sensualité, atmosphère cabaret et puissance de la révélation. On songe un temps à l’iconique Marlene Dietrich et sa cigarette portée dans L’Ange blond.

Alicia Packer affirme avoir découvert dans le texte de Ionesco, «une dimension bipolaire, protéiforme, boule à facettes de Mary.» Et d’ajouter: «J’ai la liberté de changer sa voix à volonté, avoir l’accent ici anglais, là espagnol,  retrouvant parfois celle d’Homer Simpson (personnage principal de la série animée Les Simpson, ndr)».

Poème de feu

Autrefois amoureuse d’un Pompier – la marionnette de taille humaine manipulée par le comédien Cyril Fragnière -,elle rêve que le feu anéantisse ou régénère espèces, ciel et le feu lui-même. «Les hommes prirent feu/Les femmes prirent feu/Les oiseaux prirent feu… /Tout prit feu…». Ce poème d’agit-prop est délivré par une Alicia Packer voyant ce morceau de bravoure punk telle «une envie de tout détruire pour que la pulsion de vie puisse renaître».

En scène, l’actrice semble renouer avec la rage froide voulue émancipatrice et éveilleuse de consciences et d’actions de l’activiste suédoise Greta Thunberg lors de son discours plein d’émotions viscérales au sommet climat de l’ONU à New York le 23 septembre 2019. Et son fameux: «Comment osez-vous?».

Bertrand Tappolet

La Cantatrice chauve. Théâtre Alchimic, Carouge. Jusqu’au 17 septembre. www.alchimic.ch.
Sur vimeo, dans une distribution différente pour les personnages de la bonne et du pompier.