Nature et photo: le temps des leurres

Photographie • Le Festival Alt.+1000 interroge les rapports entre humain et nature. Zoom sur deux démarches convoquant l’inattendu dans les représentations d’un monde naturel recomposé. A découvrir en balade dans les montagnes neuchâteloises.

Une pive colorisée traitée par micro-tomographie à rayons X devient une étrange chimère d’anime japonais.(Catherine Leutenegger)

Qu’est-ce qui est naturel ou ne l’est point? Sur un mode souvent impérialiste, conquérant, domestiquant, redessinant et épuisant la nature, l’humain en a façonné les représentations et imaginaires. De la peinture à la photographie.

Eleveurs de rennes lapons, nouvelle route de la soie voulue par Xi Jiping pour relier la Chine à l’Europe, cohabitation entre loup et humain grignotant le territoire de l’animal, portrait de paysan vaudois fuyant l’industrialisation… Dédié à la photographie de montagne, le Festival Alt.+ 1000 voit très large. La manifestation voyage ainsi en zig-zag au sein de l’environnement naturel autant refiguré, accompagné que miné par la main de l’homme.

Jeux d’artifice

Dans la Vallée de la Brévine, la prairie Chobert accueille parmi les photos de 50 artistes fichées à des piquets comme on le ferait de panneaux indicateurs ou fleurs, celles de Patrick Weidmann. On découvre un médusant entrelacs de fleurs et végétaux séchés saisi dans la vitrine d’un parfumeur parisien et des verroteries cheap à design floral cadrées de près.

Cet artiste transversal, photographe, plasticien et écrivain est l’observateur non-ironique de l’un des ressorts majeurs de l’organisation de l’Occident: la circulation des désirs. Notre économie est construite sur le besoin d’appropriation de marchandises, nourriture, sexe, luxe, plaisirs, loisirs. Pour répandre ses produits, nos industries ont inventé des objets, images, codes publicitaires devenus le paysage mental de l’Occident qu’interroge depuis 30 ans Patrick Weidmann.

Le Genevois signe l’image la plus saisissante de cette Biennale. En vitrine d’une boutique Lancôme dans un quartier chic tokyoïte, il a saisi une immense rose large ouverte, suspendue telle une œuvre d’art. Composée de lipsticks par milliers, la fleur est ici la quintessence du désir consumériste adressé au féminin. L’artifice peut ainsi évoquer une partie intime du corps féminin.

Erotisation mercantile

Jusque dans sa palette colorée allant du rouge au blanc, cette imagerie publicitaire témoigne dans son possible effet subliminal d’une «hyper-clitoridisation du monde», selon l’artiste. Le jeu de reflets des espaces du dedans et du dehors, lui, fait référence aux stratégies visuelles chez le peintre flamand Johannes Veermer amenant le spectateur à douter de ce qu’il voit vraiment.

«Ma première source d’inspiration n’est pas la nature mais la culture, tant je suis fasciné par l’artifice. D’où nombre d’images de fleurs et motifs floraux artificiels, décadents en vitrines», témoigne l’artiste. Agglomération impressionnante et dense de rouges à lèvres, l’image fait la synthèse du propos de cette 6e édition festivalière. Comment distinguer ce que l’on croit ressortir de la nature de ce qui participe de l’artifice? Comment voit-on une nature recomposée sous forme de fantasme consumériste parfois raté. Il s’agit «d’une forme d’insignifiance, invraisemblance, absurdité», suggère l’homme d’images.

Nouvelles visions

Autour du Lac des Taillères, treize artistes composent une exposition collective, Naturel? Comme il se doit, on y interroge la nature des paysages et notre lien polysémique à eux. L’artiste photographe Catherine Leutenegger a réalisé in situ l’un des rares travaux inédits de la manifestation neuchâteloise. Son approche se révèle fidèle aux propos pré-photographiques de Marcel Proust: «Le vrai voyage ce n’est pas de chercher des nouveaux paysages mais un nouveau regard.»

Depuis 2014, le travail de la Lausannoise explore les passerelles entre imagerie scientifique, industrielle et approche anthropologique et archéologique. «Cette pandémie a creusé le sentiment d’être bloqué dans nos libertés. De ne plus pouvoir partir, voyager, confie-t-elle en entretien. Pour revenir à Proust, l’on peut découvrir dans les choses simples, proches, un intérêt renouvelé et des horizons nouveaux, selon le regard que l’on y porte.»

Travail sculptural

Catherine Leutenegger réfléchit sur l’ambiguïté des formes et l’hégémonie du numérique. De l’échelle microscopique à la dimension macroscopique. Pour Unnatural Studies, elle a prélevé sur le site, chenille, polypore (champignon), pive, aiguille, fleur de saule, roseau. Formée aux Beaux-Arts, cette jeune maman produit ensuite une série de nature-mortes tirant vers la peinture et le graphique. Elles sont réalisées par micro-tomographie à rayon X, un mode scientifique d’acquisition d’images en haute résolution utilisé en médecine ou archéologie.

Les images sont ensuite colorisées, mises en volumes par logiciels interposés, «permettant un travail quasi sculptural.» Avec libre choix de la lumière. On se trouve alors face à «un côté énigmatique, un jeu sur les échelles de représentations, où l’on ne peut identifier la chenille ou le roseau». Ceci même si une légende inscrite au verso de l’image en révèle la nature. De là à discerner l’esprit d’une forme de Land art – courant artistique utilisant la nature comme matériau – amenant à parcourir autrement ce qui est visible ou non dans le paysage, il n’y a qu’un pas.

Festival Alt.+1000. Jusqu’au 20 septembre.
Rens.: www.plus1000.ch