Je possède un dossier d’articles de presse, lettres de lecteurs et tracts datant des votations sur les initiatives Schwarzenbach «contre l’emprise étrangère» des années 1970-1974, rejetées de justesse par le peuple suisse. On peut y lire d’innombrables textes puant la xénophobie et le racisme envers ceux que l’on traitait alors de «piaf» ou de «macaroni»! L’exposition du Musée historique de Lausanne en constitue un juste contrepoint. Elle montre l’immense apport des travailleurs italiens en Suisse, et particulièrement dans la région lausannoise. Celui-ci commence vers 1870 avec le percement des tunnels ferroviaires (du Gothard et du Simplon), plus tard, au tournant
des années 1950-60, du tunnel routier du Grand-Saint-Bernard. Les maçons et manœuvres italiens ont aussi beaucoup travaillé aux constructions liées au boom immobilier lausannois des années 1900, et à celle de l’autoroute Genève-Lausanne inaugurée en 1964. Sans oublier le secteur de la restauration, où les immigrés italiens sont très présents. Quant aux femmes, on les retrouvera notamment dans les fabriques, comme IRIL à Renens. Malgré la stricte discipline de l’usine et les bas salaires qui font l’objet de revendications, les horaires sont compatibles avec la vie des mères de famille. Il faut dire qu’après 1945, la Démocratie chrétienne italienne, plutôt que d’entreprendre des réformes sociales vigoureuses dans ce pays alors très pauvre, a préféré exporter ses chômeurs, dont beaucoup, de surcroît, votaient communiste…
Surveillance policière
L’exposition, très complète, décline les différents aspects de cette forte immigration italienne, sur tous les plans: économique, mais aussi juridique (à propos du statut de saisonnier enfin supprimé en 2004 par l’Accord de Schengen), social, religieux, associatif. Elle se présente, de manière vivante, sous la forme de nombreuses photographies (dont l’une de notre ami l’historien antifasciste Claude Cantini), de témoignages vidéo, d’extraits de films, tels ceux conçus par l’émission Continent sans visa, ancêtre de Temps présent, et consacrés notamment aux conditions de logement indignes trop souvent offertes aux travailleurs étrangers.
Il y est aussi question de la surveillance policière exercée sur une population immigrée soupçonnée d’anarchisme et de communisme. Les lieux de sociabilité de la communauté italienne sont bien évoqués. Sous l’ère fasciste, c’est la Casa d’Italia avec ses faisceaux. Mais dès la chute du régime mussolinien, celle-ci prend le nom de Circolo italiano. Une vitrine souligne aussi le rôle de l’Eglise catholique, et particulièrement de l’Ecole catholique du Valentin, dans l’intégration de la population italienne et de ses enfants.
L’exposition n’élude pas des zones d’ombre: ainsi le doctorat honoris causa attribué par l’Université de Lausanne en 1937 à Benito Mussolini, ce grand humaniste qui venait de conquérir l’Ethiopie en utilisant notamment des gaz chimiques! Dans la bouche de l’un des témoins italiens, on trouve aussi une vive critique du racisme à rebours qui prospère en Italie du Nord contre ceux du Sud et les immigrés africains.
Emergence d’un mode de vie
Mais l’aspect le plus original de cette exposition est sans doute celui lié à l’italianità, ce concept qui regroupe tout un ensemble, à la fois sportif (les Azzurri), culinaire (la pizza, l’huile d’olives), musical (Sono un italiano io de Toto Cotugno), la mode, le cinéma et ses actrices comme Claudia Cardinale, la Vespa ou encore la Fiat 500. Les Italiens et Italiennes non seulement sont venus apporter leurs bras dans nos fabriques et sur nos chantiers, y laissant parfois leur vie comme dans la catastrophe de Mattmark en 1965. Ils ont aussi introduit un mode de vie qui a largement pénétré la société helvétique. Si bien qu’avec la deuxième ou troisième génération d’immigrés, les deux populations se sont en quelque sorte fondues, s’enrichissant mutuellement l’une et l’autre.
On ne manquera donc pas cette exposition passionnante, parfois émouvante et surtout nécessaire.
«Losanna, Svizzera. 150 d’immigration italienne à Lausanne», Musée historique de Lausanne, jusqu’au 9 janvier 2022.