Retour de Grèce

La chronique féministe • Au sud, ne vivent que des oiseaux et des chevaux sauvages, de la race Skyrian, unique au monde, dont on récolte et analyse l’ADN à Athènes. Ils figurent sur une frise du Parthénon.

Vous savez quoi? Moi qui craignais tellement, en revenant dans ma pension de rêve sur l’île de Skyros, de retrouver la musique infernale du bar d’à côté, j’ai appris que, désormais, la musique sur la plage est INTERDITE. Depuis 2016. Je n’en croyais pas mes oreilles. Je pensais que jamais, ce bar de malheur ne serait mis au pas, ce qui fut une raison pour fuir cet endroit. 6 ans pour réagir, c’est beaucoup, en même temps, cela me paraît miraculeux. Voilà que non seulement Thalassa, mais tous les bars, tavernes et autres vendeurs de boissons n’ont plus la permission d’émettre de la musique. Peut-être que notre lettre en grec de juin 2010, à Harald et moi, photocopiée et remise personnellement à la police et à la mairie, n’est pas pour rien dans cette décision étatique. Finalement, ce ne sont pas toujours les gros qui gagnent, et cela me conforte dans ma conviction qu’il ne faut pas supporter l’insupportable mais réagir.

Chez Thomas, je suis revenue de 2005 à 2010, avec le même bonheur. J’ai découvert ce coin par hasard, en cherchant une chambre au bord de la mer. Je ne trouvais aucune enseigne «à louer» et commençais à désespérer, quand j’ai aperçu une maison dont l’alignement de fenêtres me faisait penser qu’il s’agissait de locations. Mais elle était vide, je suis allée sur la plage, et ai aperçu, à quelques mètres, une terrasse de taverne et des gens qui bavardaient. J’ai demandé s’ils avaient des chambres, j’ai même pu choisir. Ce fut le début d’une histoire d’amour. Le balcon donne sur la terrasse et la plage, on a la vue sur la colline de Chora et sur la partie sud de l’île, qui fait penser à un dinosaure fatigué. Au sud, ne vivent que des oiseaux et des chevaux sauvages, de la race Skyrian, unique au monde, dont on récolte et analyse l’ADN à Athènes. Ils figurent sur une frise du Parthénon. Des fermiers de l’île et un groupe de passionnés tentent de sauver l’espèce. Ils reçoivent d’ailleurs des subventions de l’UE. Mais parallèlement, les éleveurs de moutons et de chèvres reçoivent des subventions plus élevées, ainsi, les moutons et surtout les chèvres, qui bouffent tout, détruisent l’environnement des chevaux. J’ai envie de dire que c’est typiquement grec. Mais Le Canard enchaîné, que je lis toutes les semaines, est plein d’histoires analogues en France… Partout, les intérêts des un.es sont en contradiction avec ceux des autres. C’est pourquoi l’humanité court à son autodestruction…

Thomas est décédé il y a deux ans, l’entreprise a été vendue, la partie locative d’un côté et la taverne de l’autre. Celle-ci a été entièrement rénovée, j’ai d’ailleurs subi le bruit des perceuses. En Grèce, il y a toujours du bruit, même dans le plus reculé des endroits. Un générateur pour celui qui vend des sodas et des glaces, un camion hors normes (il y a quelques décennies, la Grèce a hérité de tous les véhicules en fin de course de l’Europe occidentale; aujourd’hui, cela doit être le cas pour les derniers pays arrivés dans l’UE), ou dont on laisse tourner le moteur pendant qu’on discute, une mobylette dont on a trafiqué le tuyau d’échappement, une foreuse, une perceuse, des aboiements (aux alentours, un chien aboie nuit et jour et personne ne le fait taire!), un coq (celui, enroué, de Santorin!), un engin représentant un personnage de Disney qui, contre une pièce, secoue l’enfant sur une litanie stridente, comme on en trouvait aussi chez nous devant les grandes surfaces, le frigo qui se remet en marche… sans parler des véhicules qui parcourent la Grèce dont le haut-parleur hurle «karekles, karekles!»: des fauteuils en plastique blanc qui, peu à peu, hélas, remplacent dans les tavernes les chaises paillées, typiques et tellement plus jolies.

Au commencement du tourisme de masse, les Grec.ques louaient n’importe quoi, transformaient une bicoque en chambres, y mettaient les restes improbables de leurs greniers, des squelettes de sommiers rouillés, des matelas sans forme; des tables et des chaises branlantes. Les w-c et la douche, entourés d’un rideau, se trouvaient dans le jardin. Désormais, les chambres sont jolies, lumineuses, peintes à la chaux, les w-c et la douche sont inclus, les lits et les matelas sont de qualité. Naturellement, il y a toujours quelque chose qui ne fonctionne pas: un interrupteur bouge dans le vide, un tiroir ne s’ouvre pas, une fenêtre ferme mal, le plastique de la poubelle est trop petit, etc. J’ai dit à Odysseus, le gérant, qu’il devrait installer un rayon au-dessus de l’évier, pour pouvoir y disposer la vaisselle et les vivres, il m’a répondu que ce n’est pas nécessaire. J’ai insisté, il a fini par m’apporter une table basse, qui me tire d’affaire, mais condamne la moitié d’une porte-fenêtre.

D’autres choses ont été améliorées: dans la cour, les sommiers et vieux frigos ont disparu, le système solaire pour chauffer l’eau des chambres est efficace, il y a 3 étendages mobiles pour chacune des 3 chambres donnant sur la terrasse commune, des tables et des chaises. Le balcon au sol de bois instable a été entièrement refait, dalle de béton, barrière de chaux, avant-toit de planches solides, on n’y risque plus sa vie! La vue est époustouflante, le chant des vagues accompagne les journées et les nuits, plusieurs chaînes du téléviseur (il y a désormais des téléviseurs dans les chambres) diffusent uniquement des programmes de musique grecque. Heureux pays qui aime sa culture. J’écoute aussi régulièrement les nouvelles, avec l’aide des sous-titres en grec, mais malgré toutes les années d’apprentissage et de séjours en Grèce, je n’en comprends pas le quart. Heureusement, mes connaissances me permettent de maîtriser le quotidien et de parler avec les gens, bien que leur premier réflexe soit de me répondre en anglais.

J’ai retrouvé Vanguelia, la veuve, sa fille Niki et son fils Teo, que j’ai invité.es dans une taverne, ce fut une soirée chaleureuse, amicale. J’ai rencontré Karin, l’amie d’une de mes auteur.es, elle m’a fait connaître un couple de Zurichois qui ont acheté une maison à Chora, Nana, une Kyriote parlant très bien français, qui m’a interviewée au sujet de mes recueils bilingues français-grec sur Perséphone, Ariane, Médée. Malgré la promesse que je me suis faite devant mon miroir avant de partir, je ramasse des cailloux quand je marche le long de la plage. J’écris Cassandre, qui reste auprès de moi, ombrageuse, revendicatrice, elle me demande de parler des femmes qu’Apollon, en lui soufflant dans la bouche, a réduites au silence pendant trois millénaires…