Mémoire d’un exil, Amour d’un fils

Cinéma • « Des figues en avril » symbolise toutes les femmes à qui on ne donne jamais la parole.  Messaouda et Nadir Dendoune vivent une magnifique aventure à travers ce film. Rencontre à Genève lors de la 16ème édition du Festival international du film oriental de Genève (FIFOG).

Messaouda et Nadir Dendoune en discussion avec le public autour du film "Des Figues en avril" au FIFOG à Genève. Copyright. Anna Mestvirishvili

« Des figues en avril », très beau film de Nadir Dendoune, avec Messaouda Dendoune, a enchanté le public du Festival international du film oriental de Genève. « C’est un film d’amour. Comme je n’ai jamais pu dire à ma mère que je l’aimais, j’ai fait ce film », confesse le cinéaste franco-algérien. Ce documentaire met en scène Messaouda, sa mère de quatre-vingt-cinq ans, qui en est l’héroïne. Il s’agit d’un témoignage, d’une simplicité dépouillée, sur la gratitude d’un fils pour sa mère. De par sa portée universelle, le film parle à toutes les femmes qui ont connu l’exil. « Il y avait vendredi dans la salle des Cinémas du Grütli des femmes de Colombie, de la République Dominicaine, du Maghreb, etc. L’émotion était très palpable parmi elles. A la fin de la projection, elles sont venues très spontanément échanger avec ma mère. Elles agissaient comme si elles se connaissaient entre elles depuis toujours », souligne Nadir Dendoune. Dans sa petite cuisine de la Cité Maurice Thorez à l’Ile Saint-Denis, Messaouda Dendoune effectue des gestes mille fois répétés et facilement reconnaissables, comme lorsque ses mains façonnent la semoule de blé. Son langage emprunte au français et surtout à sa langue natale, le kabyle. Il évoque celui d’autres femmes venues rejoindre leur mari immigré en France. Elle l’a fait à vingt-cinq ans, alors déjà mère de quatre filles. Le parcours migratoire n’a pas vraiment modifié son appartenance nationale et sociale. Soixante ans plus tard, elle se dit en effet « 100 % kabyle » et ne regrette pas de ne pas être bourgeoise » pour manger dehors tous les jours ». Elle répond « Nous sommes des paysans» quand son fils l’interroge sur leur identité, lui qui, pour sa part, estime que « nous sommes des banlieusards ». Messaouda Dendoune est très fière de son mari, Mohand Dendoune, un « bosseur qui sait travailler la terre » et qui n’a jamais subi le chomâge.

Un hommage aux immigrés kabyles

Nadir Dendoune a souhaité garder une trace de cette mémoire qui ne concerne de loin pas uniquement sa mère. C’est celle d’un groupe, celui des Kabyle de France, qui vit essentiellement à Paris et dans sa région, mais aussi dans le nord de la France, à Lyon et à Marseille, et leurs environs. Aujourd’hui, cette mémoire, l’une des plus anciennes parmi les communautés venues du Maghreb, disparaît progressivement. Nadir nous raconte avoir filmé sa mère Messaouda sans lui dévoiler ses intentions. « Elle a accepté d’être filmée surtout pour me faire plaisir. Elle est habituée à faire plaisir ! Elle a pris soin de son mari et de ses neuf ans enfants toute sa vie », glisse Nadir, un large sourire éclairant son visage. Le journaliste et écrivain préfère les actes aux mots. Ce film a été pour lui une manière pudique de faire sa déclaration d’amour filiale. « Ma mère s’est sacrifiée pour nous. Elle a mangé à sa faim. Mais, nous étions pauvres. Quand nous pouvions manger de la viande, les enfants passaient d’abord », illustre-t-il. En septembre 2017, lorsqu’elle découvre pour la première fois « Des figues en avril », lors d’une projection en petit comité à La Porté Dorée, Musée de l’immigration de Paris, sa première réaction a été de me dire : « Le film est bien. Mais tu m’as fait un sale coup. Ma cuisine n’était pas rangée ». Le passage du temps et les épreuves de la vie n’ont entamé ni ses habitudes, ni sa fierté de prolétaire. Nadir évoque ainsi la genèse du film : « Mon père a été placé dans une Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, atteint de la maladie d’Alzeihmer. Il est décédé en janvier 2019.  A partir de ce moment-là, ma mère a commencé à évoquer plus souvent et plus longuement leur vie et leur passé ».  Judicieusement insérées dans plusieurs séquences, l’attachement à sa terre natale d’Algérie transparaît dans les mélodies fredonnées par Messaouda. « Pendant un certain temps, mes parents ont eu l’espoir d’un retour en Algérie. Comme dans le film, nous avons été bercé par la poésie kabyle. Nous écoutions Slimane Hazem, Lounis Ait Menguellet et Matoub Lounes ». Mais, après tant d’années passées en France, la perspective concrète d’un retour au pays s’est éloignée. « Des figues en avril » est un hommage au couple formé par ses parents et au passé familial français avec ses frères et sœurs en Seine Saint-Denis. Il est une plongée dans les souvenirs heureux de son enfance, comme ceux de ses beignets frits par sa mère dont ses frères et sœurs et lui se régalaient.

A Genève, Nadir Dendoune évoque avec émotion la Cité Maurice Thorez, la tour d’immeuble dans laquelle il a grandi. Ses amis d’enfance le sont restés jusqu’à aujourd’hui. « Je suis un fils de prolo. J’ai la fierté d’être un fils de pauvres. Parmi les habitants des quartiers, il y avait des Juifs, des Asiatiques, des Espagnols, des Portugais, des Maliens, des Marocains, etc. Il régnait une vraie amitié entre fils de prolétaires. On ne voyait pas les différences entre les musulmans, les juifs et les athées ». Le réalisateur est d’autant plus fier du succès de son film que ce dernier a été tourné avec très peu de moyens. A peine de quoi assurer sa distribution. « Je me suis beaucoup battu pour ce film. Sans disposer de grands réseaux pour le promouvoir, nous avons réalisé près de 15 000 entrées, trois fois plus que de nombreux documentaires largement subventionnés. Au jour d’aujourd’hui, nous avons fait 150 projections-débats à travers la France. Le film a aussi été montré notamment en Belgique, au Maroc et en Algérie », souligne Dendoune. Au cœur de la démarche, il y a la conviction qu’un tel témoignage doit venir de l’intérieur. « Il y en a marre que des Parisiens blancs de bonne famille ou de riches Noirs ou Arabes, bref tous ceux qui appartiennent à l’élite bourgeoise, parlent à notre place. Les classes populaires doivent avoir le pouvoir de parler d’elles-mêmes ». Et d’enchaîner avec ce commentaire au sujet de la reproduction des élites au sein des milieux culturels et artistiques : « Personnellement, je suis en faveur d’une vraie diversité sociale. Par exemple, il faut que les fils d’agriculteurs blancs, que les mecs de province fassent aussi des films. Je constate que ceux qui viennent de l’autre côté du périph’, on les entend encore très peu ».

Pour concrétiser son engagement contre les discriminations sociales et pour la démocratisation de la culture, Dendoune s’efforce d’être le plus possible proche du terrain. Il se rend très régulièrement dans les prisons et les lycées. En 2019, il a réalisé un documentaire « Petit pas » qui raconte la randonnée de jeunes en conflit avec la loi. « A l’issue de ce périple, quatre des cinq jeunes ont été réinsérés. J’ai obtenu récemment l’autorisation du Ministère de la justice de montrer le film. Il sera projeté prochainement ».

Un parcours hors du commun

Dendoune vit toujours en Seine- Saint-Denis. Ses convictions sont ancrées de ce côté-là de l’échiquier politique. Mais il reproche à la gauche une tendance à la condescendance, au paternalisme et au misérabilisme. « Beaucoup de gens ont de la peine à sortir de ce schéma. Ils ne se rendent pas compte que la société a évolué. Il y a beaucoup d’avocats, médecins, journalistes « rebeux » qui ont réussi ! Certains d’entre eux sont maires. Ils ne courbent pas l’échine. Ils sont décomplexés. Dame nature a donné du talent à tout le monde ! ».

Nadir Dendoune ne revendique pas ouvertement le rôle de modèle ou de porte-voix. Car son parcours ne représente peut-être pas tant que ça l’exception qui confirme la règle. A l’instar de Lettre ouverte à un fils d’immigré (2007), Nos rêves de pauvres (2017), les livres qu’il a publiés s’ancrent dans une réalité sociale concrète. Celle-ci, toujours en mutation, fait l’objet de nombreux préjugés colportés dans la sphère publique et médiatique. Il a beaucoup voyagé. Il a vécu en Australie, pays dont il possède la nationalité. Après quelques années difficiles de collège où il a subi et a été témoin de la violence des inégalités sociales, il est passé par le Centre de Formation des journalistes. En France, il est connu du grand public à plusieurs titres. En mars 2003, lors d’un reportage à Bagdad, il dénonce la Guerre menée en Irak par les Anglo-Saxons en tant que bouclier humain. En possession d’un visa de presse, il effectue des reportages pour Le Monde diplomatique ainsi que des chroniques pour Le Courrier de l’Atlas. Il est libéré après vingt-trois jours de détention, suite à une large mobilisation. Il milite pour les droits du peuple palestinien, en s’exprimant contre les amalgames entre la politique israélienne et les juifs et en organisant des rencontres entre jeunes juifs et jeunes musulmans français. Dendoune relève des défis peu communs, comme celui d’avoir été le premier maghrébin à monter au sommet de l’Everest ! Il a relaté cette aventure dans un livre teinté d’humour et au ton rageur Un tocard sur le toit du monde, adapté au cinéma dans un film qu’il a co-scénarisé, L’Ascension, dans lequel joue son ami l’acteur Ahmed Sylla. Très conscient de ses origines, Nadir Dendoune semble savoir où il va. Il est animé de convictions solides. Cependant, son attitude est humble. Il est prêt à se laisser bousculer et surprendre par la vie. « A quarante-huit ans, je me suis un peu calmé ». Des figues en avril, symbole de toutes les femmes à qui on ne donne jamais la parole, lui offre le bonheur de vivre une magnifique aventure filmique et humaine avec sa mère. Un cadeau qui n’a pas de prix.