Il y a cinquante ans, en 1971, Gabrielle (Coco) Chanel, décédée à Paris, était enterrée au cimetière du Boix-de-Vaux à Lausanne. Elle avait passé de longues années en exil dans cette ville. La biographie que lui consacre Marie Fert, qui s’appuie en bonne partie sur la bibliographie déjà existante, mais aussi sur les archives et sur des interviews, ne comporte certes pas beaucoup d’éléments fondamentalement nouveaux. Mais elle constitue une bonne synthèse de la vie de la créatrice de mode mondialement connue, avec ses zones de lumière et d’ombre.
Il y a la femme forte qui, née en 1883, connut une enfance misérable et qui s’acharna à réussir dans la vie, ce qui explique sans doute sa dureté comme patronne, son appât du gain et son besoin forcené de paraître. Il y a la femme libre et indépendante, qui connut de nombreux amants, parmi lesquels on peut compter le grand-duc Dimitri de Russie, le poète Paul Reverdy, le compositeur Igor Stravinsky et, plus dangereusement, le richissime duc de Westminster, proche de l’éphémère et très germanophile roi d’Angleterre Edouard VIII. Il y a la grande couturière qui, d’une certaine manière, libéra dès 1914 le corps des femmes en supprimant le corset et en créant des tenues adaptées à leur émancipation. Et qui eut le génie de créer, en 1921, le célèbre parfum Chanel No 5, promis à un succès mondial jusqu’à nos jours.
Enfin il y a la Gabrielle Chanel des années de l’Occupation, antisémite et collaboratrice qui, heureusement pour elle, ne fut pas accusée en 1945 de ce que des documents implacables allaient révéler plus tard. Mais consciente du danger et ne voulant pas risquer l’infamie d’être tondue, voire le peloton d’exécution, elle jugea plus prudent de s’exiler en Suisse. C’est à ses activités pendant la guerre et à cet exil qu’est consacrée la majeure partie du livre.
Collaboration avec l’occupant
Si l’attitude de Gabrielle Chanel s’était limitée à la «collaboration horizontale» avec son amant le distingué baron Hans Günther von Dincklage, par ailleurs espion nazi, elle aurait pu être pardonnable, comme le fut celle de l’actrice Arletty qui, elle, cependant, se vit interdire de tournage pendant trois ans, et de bien d’autres Françaises séduites par le prestige viril du vainqueur. Mais Gabrielle Chanel franchit la limite de l’authentique collaboration. L’auteure donne d’intéressants détails sur la rocambolesque opération mise sur pied par le chef du contre-espionnage nazi, le SS Walter Schellenberg, et à laquelle Gabrielle Chanel participa. Celle-ci visait à enlever l’ex-roi Edouard VIII, aux fortes sympathies pro-nazies, avant que celui-ci ne soit prudemment envoyé par Churchill dans les Caraïbes, et de le remettre sur le trône à la place de son frère George VI qui, lui, fit preuve d’une attitude exemplaire dans l’Angleterre résistante à l’Allemagne hitlérienne. On devait apprendre plus tard que le nom de la grande modiste figurait dans les registres de l’Abwehr, agent F-7124, nom de code Westminster! Si elle sauva sa peau en 1945, c’est sans doute grâce à l’intervention du même Churchill, qui craignait que le scandale n’éclaboussât la famille royale… Gabrielle Chanel préféra donc, à la Libération, prendre le chemin de l’exil en Suisse. Elle allait y retrouver tout un beau monde, compromis dans le pétainisme et la collaboration. On peut citer les noms de Georges Bonnet, de Jean Jardin, ou encore de l’écrivain Paul Morand. Ce dernier ressassa sa rancune et ses délires antisémites pendant son séjour à Vevey. La cité lémanique constitua pendant quelques années un pôle de rencontre de notables vichystes compromis sous l’Occupation. L’auteure explique aussi les démêlés judiciaires de Gabrielle Chanel avec la famille Wertheimer, d’origine juive, qui détenait 90% des parts de la maison Chanel, et qu’elle avait cru pouvoir déposséder pendant la sinistre période d’ «aryanisation» des entreprises françaises.
Enfin, au terme de cet ouvrage de lecture agréable et parfois captivante, on assiste aux dernières années en Suisse de la créatrice, devenue une vieille femme solitaire, tyrannique et aigrie, mais toujours élégante, entre palaces de la Riviera et son ultime résidence sur les hauts de Lausanne. Voilà donc le portrait d’une femme hors pair, habitée par un certain génie, mais assez peu sympathique et qui, surtout, se compromit dangereusement pendant la période la plus tragique de l’histoire de la France.
Marie Fert, Gabrielle Chanel, les années d’exil, Genève, Slatkine, 2021, 131 p.