Une amitié entre exclus de l’Amérique

Cinéma • Pour son septième film, la cinéaste Kelly Reichardt confirme une œuvre politique et intimiste interrogeant les exclus du capitalisme s’essayant à survivre dans une nation exsangue en mal de mythes fondateurs et de récits collectifs.

Auscultant des histoires minuscules, First Cow pose une atmosphère de conte avec la nature et l’amitié en son centre. (Allyson Riggs)

Humanistes et empathiques pour ses personnages à la dérive, ses sept longs-métrages réalisés en vingt-six ans le sont. A l’image d’Old Joy sur deux amis partis camper le temps d’un week-end, opposant vie adulte et insouciance enfantine. La dernière piste, où une caravane de trois familles s’égare en 1845 au cœur d’un désert pierreux aiguisant l’instinct de survie. Le thriller poétique et existentiel Night Moves suivant trois éco-activistes radicalisés lancés dans une opération risquée et marqués par une impossibilité de communiquer. Il y eut aussi Certaines femmes se faisant le sismographe d’états intérieurs de quatre femmes s’efforçant de s’accomplir dans une bourgade du Montana.

De l’amitié

En exergue de First Cow, les mots du poète William Blake: «L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié». Pour une réalisation pendulant pour sa photo entre les frémissements tour à tour élégiaques et dévastés d’un Terrence Malick, mais sans son lyrisme aérien, et une esthétique picturale façon National Geographic Magazine croisée chez le réalisateur mexicain Carlos Reygadas. A 58 ans, Reichardt affectionne toujours autant les langueurs contemplatives de plans fixes cristallisant une amitié pure entre deux êtres que tout aurait pu séparer.

Simple, lent et poignant, mais en mode mineur face à certains fleurons de la filmographie de l’Américaine, le récit est celui d’une amitié entre un humble cuisinier expérimenté et mélancolique, solitaire et timide, Cookie Figowitz (John Magaro) travaillant pour une bande de trappeurs qui se dirige vers l’Ouest et un immigré chinois (Orion Lee) qu’il découvre nu comme un ver, puis cherchant aussi à faire fortune. Une amitié dénuée de tout esprit de compétition et rivalité. Leur rapport se place sous le signe de l’égalité. Qui n’épargne ni ne privilégie personne. Leur attachement réciproque peut être vu comme une forme d’«égalité dans la différence» en toute complicité. Partant, on songe aussi à Cicéron: «Car l’amitié se glisse, je ne sais pas comment, dans toutes les existences et ne permet jamais qu’une vie s’organise sans elle.» (De l’amitié).

Comme souvent chez la cinéaste, la fable se déroule dans l’Oregon. Depuis Wendy et Lucy, les retrouvailles, le temps d’une excursion en forêt, de deux vieux amis aux parcours de vie séparés depuis longtemps, elle ne cesse d’arpenter cet Etat, dont elle figure, telle une peintre terrienne, paysages et rudesse. Nous sommes en 1820 aux temps des pionniers. Les deux compères s’associent dans une petite entreprise, et séduisent gustativement les trappeurs du lieu grâce à la fabrication de gâteaux rudimentaires. Ils sont réalisés par un ingrédient secret: le lait volé nuitamment à un bovidé. La vache est la première introduite sur le territoire, propriété exclusive d’un riche propriétaire terrien britannique (Toby Jones) qui en tirera ombrage.

Sensorialité

Nulle surprise donc à ce que l’opus débute de nos jours par une fouille aléatoire menée par une jeune femme. Elle met au jour deux squelettes placés côte à côte. Un procédé scénaristique de raccord au présent convoqué autrefois, à sa manière singulière très blockbuster, par James Cameron pour son Titanic. Il y a toujours chez la réalisatrice ce fond d’humanité déclassée, dépossédée de presque tout. Avec empathie et tendresse, elle filme un retour aux gestes archaïques les plus élémentaires, la cueillette des champignons en forêt, la traite de la vache.

Dans ce film tiré d’un roman de Jonathan Raymond, The Half-Life, qui a participé au scénario, tout semble convoqué pour aiguiser les sens et travailler les portes de la perception. Les dialogues sont épurés, quasi chuchotés comme parfois chez Godard. Les hommes en viennent souvent aux mains dans des échanges brefs et frustres. La nuit et son passage aux premières heures de l’aube se traduisent en teintes sourdes, posant un tableau à la fois crépusculaire et empli d’espérances du dénuement à l’ère préindustrielle.

Excellente directrice d’acteurs, Reichardt confirme son talent à insuffler un sentiment de véracité et de vie foisonnante. Ceci en rehaussant une intrigue ténue d’acteurs hors pair. En témoignent notamment les présences croisées dans les seconds rôles de René Auberjonois, acteur fétiche de Robert Altman, jouant un reclus. Quant à lui, Ewen Bremner excelle sous les traits d’un militaire écossais fanfaron. Et Tom Jones incarne avec justesse l’aristocrate, sans verser dans la caricature.

Les réalisations de la cinéaste sont empreintes d’une atmosphère éthérée, voisine du songe éveillé. Dans le précieux partage d’un pur espace-temps, First Cow fait preuve d’une dimension tragique d’autant plus notable que s’adossant à nulle emphase sentimentale. L’opus délivre une idée de ce qui pourrait définir le terme d’«humanité». Simplement, avec l’élégance de le proposer à demi-mot, de suggérer plutôt que souligner l’humble compagnie de frères humains. Que demander de plus en ces temps troublés et incertains?