L’immense poète Philippe Jaccottet nous a quittés le 24 février 2021. Avant de s’en aller, il a encore relu les épreuves de trois ouvrages. Celui dont nous parlons ici, qui reprend un choix de textes (préfaces, hommages funèbres, écrits pour catalogues ou expositions) s’étendant sur un demi-siècle, est tout simplement magnifique. Les critiques d’art devraient tous et toutes le lire. Car on aura rarement vu une telle humilité – qui n’est point une pose de faux modeste – devant des créations picturales. D’ailleurs, l’auteur ne cesse de le répéter: «Je ne suis pas du tout critique d’art», «Il faut faire attention à ne pas trop phraser sur la peinture», ou encore il se présente comme un «spectateur relativement naïf», qui ne s’accorde pas «la moindre compétence spécifique» pour parler d’art. A travers ses différents textes, l’on sent vers quelles créations artistiques vont ses goûts profonds. Et le style de ses chroniques est d’une rare élégance, par- fois proustien, à la fois éclairant et poétique. Philippe Jaccottet opère aussi des liens entre les arts visuels et divers écrivains: Rilke, Goethe, Baudelaire, Rimbaud…
Des œuvres invitant au recueillement
Il montre l’adéquation entre les poèmes de Chagall et sa peinture. Il résume avec un rare esprit de syn- thèse les thèmes du grand artiste juif russe. Il exprime superbement l’esprit de la peinture de Giorgio Morandi, celle de ses natures mortes, «immo- biles, tempérées, retenues sans être figées»: «On pense aux moines-poètes du Japon à cause de la pauvreté humble du bol blanc». Par son «économie d’effets et de sujets», qui gardent un certain mystère, l’œuvre de Morandi invite au «recueillement». On l’aura compris, les préférences de Philippe Jaccottet vont aux peintres de l’intériorité, du silence, des objets quotidiens et humbles. Qualités qu’il retrouve dans l’œuvre de Charles Chinet, d’Italo De Grandi ou encore de Gérard de Palézieux. Ce dernier, dans ses gravures, a fait «le sacrifice de la couleur», allant vers toujours plus d’austérité. Autant d’artistes étrangers à toute esbroufe!
L’auteur se montre critique face à certaines tendances de la production artistique contemporaine: «Sur les intentions, quelle prolixité! Exacte- ment proportionnelle à l’affaiblissement du métier.» Il n’aime ni les «faiseurs» ni les «virtuoses», qui trop souvent occupent le devant de la scène. Bien que ses goûts personnels le portent davantage vers la figuration que vers l’abstraction, Jaccottet ne rejette pas celle-ci, comme le montrent ses textes consacrés à Jean- Claude Hesselbarth ou aux sculptures d’Antoine Poncet. Ses propos sont souvent saisissants de vérité, ainsi lorsqu’il évoque la présence de la mort dans l’œuvre d’Alberto Giacometti.
Amitié avec les peintres
Une mention spéciale pour le beau portrait de la femme peintre Lélo Fiaux, une personnalité qui tranche totalement avec l’esprit vaudois, subversive, originale, une sorte d’hippie avant la lettre, avec laquelle Jaccottet a voyagé en Italie. De surcroît, elle représente le versant solaire (fête, amitié et vie nocturne tout en lumière) que Jaccottet a toujours tant aimés. Il faut noter que plusieurs de ces artistes ont été invités chez lui dans sa demeure de Grignan, ou se sont même établis dans cette localité chère à Madame de Sévigné. Car le lien qui unit Philippe Jaccottet aux peintres dont il parle est aussi celui de l’amitié, certes pudique. L’un des derniers textes est un émouvant hommage à son épouse Anne-Marie, aquarelliste discrète, avec qui il a partagé une longue vie de création, tant poétique que picturale. En bref, ce beau livre, bien illustré, nous en apprend autant, sinon davantage, sur l’écrivain disparu que sur les artistes qu’il a su mettre en valeur.
Philippe Jaccottet, Bonjour, Monsieur Courbet. Artistes, amis, en vrac 1956-2008, La Dogana/Le Bruit du temps, 2021, 157 p., ill.