Ce roman polonais est basé sur des faits historiques. En 1458, à Arras, dans la Picardie qui était alors possession du duc de Bourgogne Philippe le Bon, la peste et la famine, du fait du blocus complet de la cité pour des raisons sanitaires, tuèrent un cinquième de la population. Trois ans plus tard, en 1461, éclata la fameuse «grande vauderie» (1) d’Arras: massacres de juifs, procès en sorcellerie ou pour hérésie, pillages, meurtres… La situation se calma au bout de trois semaines de folie collective.
L’auteur polonais Andrzej Szczypiorski en a tiré un roman. L’histoire nous est présentée par un narrateur, Jean, qui vient des Flandres et a vécu cet épisode à Arras. Retourné à Bruges, il raconte les faits aux gentilshommes de cette riche cité. L’auteur a réussi à reproduire en partie le langage de l’époque. Ainsi, les différentes phases du récit de Jean commencent par «Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen». Trois ans après l’épisode de la peste qui semble avoir aliéné les esprits, on assiste à un autodafé de livres, qui rappelle étrangement celui commis par les nazis en 1933. Puis survient un premier incident antijudaïque, qui va conduire au massacre: «la ville entière avait sombré dans la démence». Il faut trouver des «responsables» de la maladie, or les juifs sont considérés comme «les mercenaires du diable», eux qui «n’obéissent pas aux préceptes de la sainte Eglise». Les habitants ont été fanatisés par un moine dénommé Albert, un nouveau Savonarole devenu une sorte de gourou. La populace lui a donné un pouvoir absolu. Les crises de mysticisme se conjuguent avec la perte de toutes les valeurs morales. Un personnage garde cependant un esprit rationnel, David, fils bâtard de Philippe le Bon et évêque de Gand. Il ordonne notamment des mesures sanitaires singulièrement modernes. Après la fin des massacres, plutôt que de punir les coupables, il pardonnera à la ville et assurera aux juifs survivants sa protection.
On l’aura compris, l’épidémie survenue à Arras ne constitue, comme celle d’Oran dans La Peste de Camus, qu’un élément métaphorique. A travers ce récit historique, l’auteur dénonce à la fois l’irrationalisme, l’antisémitisme, ainsi que la lâcheté et la co-responsabilité des lettrés, Jean y compris, face au Mal.
Pour bien comprendre ce roman, il faut connaître son histoire. Andrzej Szczypiorski (1928-2000) a participé à la lutte antinazie dans les rangs de l’Armée populaire polonaise, d’obédience communiste. Jusqu’en 1968, il a mené la vie d’un intellectuel engagé dans la vie culturelle de son pays, en véritable apparatchik. Or, en cette année 1968, la Pologne connaît une vague de nationalisme antisémite. Pour Szczypiorski est venu le temps des remises en question. Il se rapproche des opposants au régime. Messe pour la ville d’Arras paraît en 1971, connaît un grand succès, mais s’attire de violentes critiques officielles. Plus tard, l’écrivain assumera d’importantes fonctions dans le syndicat libre Solidarnosc et connaîtra la prison. Il sera élu au Sénat en 1989, lors des premières élections libres.
Il faut donc lire son roman comme une critique de la politique antisémite du régime communiste polonais en 1968, mais aussi, plus généralement, comme une mise en garde contre les prophètes populistes et tous les régimes totalitaires. Le livre a été édité une première fois par Vladimir Dimitrijevic à L’Age d’Homme en 1987. S’il reparaît aujourd’hui, en pleine période de pandémie, ce n’est sans doute pas un hasard. Car toutes les époques semblables à celle que nous vivons présentent le risque de basculement dans l’irrationnel, le populisme, et différentes formes de démence collective.
(1)«Vauderie» est un terme désuet désignant des assemblées de vaudois du Piémont (du nom de Pierre Valdo), considérés comme sorciers et hérétiques et amenés à être brûlés vifs.
Andrzej Szczypiorski, Messe pour la ville d’Arras, Editions Noir sur Blanc, 2021, 167 p