Le bâtiment qui abrite le Musée vaut par lui-même la visite. Construit dans la seconde moitié du 16e siècle dans un style gothique tardif et Renaissance, il comporte notamment une superbe cour intérieure avec des galeries à colonnades «à l’italienne». En 1918, il fut racheté par Alexis Forel (1852-1922) et son épouse Emmeline (1860-1957), pour y abriter leurs collections, dont un bel ensemble de gravures du 16e au 19e siècle. Une partie de celles-ci est aussi visible dans l’exposition.
C’est en 1883 que le Morgien Alexis épousa sa cousine Emmeline, également née Forel. Cette dernière était peintre. Lui-même acquit une formation d’ingénieur-chimiste, qu’il délaissa rapidement pour se consacrer à la gravure sur cuivre. Tous deux s’installèrent à Paris en 1883, pour y suivre les cours de l’Académie Julian qui acceptait les femmes, ce qui était alors plutôt rare. D’ailleurs, comme artiste, Emmeline eut à souffrir de sa condition féminine. Les femmes n’étaient pas censées posséder les mêmes qualités que les mâles! Néanmoins, au sein de leur couple assez égalitaire, les Forel travaillèrent de concert. C’est ensemble qu’ils réaliseront plus tard un livre (écrit par Alexis et illustré par Emmeline) sur la sculpture romane en France. Mais revenons à Paris en cette fin du 19e siècle…
Une artiste peu reconnue de son vivant
Le couple avait son atelier face à l’église de Saint-Germain-des-Prés. Emmeline en a laissé une belle huile. Son style artistique a emprunté à Delacroix, avec ses ciels sanglants au crépuscule, et aussi à l’Impressionnisme. Une série de ses tableaux, dans l’exposition, rendent hommage à cette femme peintre qui avait un réel talent mais qui fut peu reconnue de son vivant.
Quant à Alexis, il se voua à l’eau-forte. Ses gravures ont été fortement inspirées par Rembrandt, qui figurait dans sa collection. Il fut toute sa vie «à la recherche de la lumière». C’est même le titre qu’il donna à un ouvrage publié à titre posthume. Le Paris que le couple connut était encore un Paris sans tour Eiffel, et où subsistaient d’anciens quartiers populaires, avec leurs petites maisons bientôt vouées à la démolition. C’est ce Paris-là qu’Alexis a aimé représenter dans ses gravures. Il détestait le Paris d’Hausmann, celui des grands boulevards au froid alignement de maisons bourgeoises. Il leur préférait «les petits coins du vieux Paris, oubliés, moisis, biscornus, par le contraste qu’ils font avec la misérable architecture de nos jours». Le Paris moderne, avec ses chalands et ses grues à vapeur, n’est cependant pas absent de ses oeuvres illustrant la Seine.
Dès 1883, le couple Forel entreprit régulièrement des voyages en Bretagne. L’accès à cette région avait été facilité par la construction des chemins de fer sous le Second Empire. Toute une partie de l’exposition est donc consacrée à la Bretagne, qu’Emmeline et Alexis ont représentée de manière un peu idéalisée, ne tenant pas compte de la misère qui y régnait. Mais on appréciera les belles vues des côtes bretonnes d’Emmeline, ainsi que les gravures d’Alexis montrant notamment des arbres tordus par le vent. Il est frappant de constater que l’époux, sur le cuivre, et l’épouse par ses huiles, pastels ou aquarelles, voyaient souvent le même paysage de la même manière.
Une femme de tête
Emmeline était une femme de tête. En 1936, à 76 ans, elle n’hésita pas à prendre l’avion pour la première fois et entreprit avec son neveu, le psychiatre Oscar Forel (respectivement père et grand-père de nos camarades Armand et Olivier Forel), un long voyage au Maroc. En témoigne l’un de ses tableaux représentant le paysage nu et grandiose de l’Atlas. Et c’est elle qui, en 1943, donna à ce qui s’appelait alors le Musée du Vieux-Morges le nom de son défunt mari.
Voilà donc une exposition à la fois riche, belle et à certains égards émouvante, de surcroît présentée dans une scénographie réussie. Ajoutons encore qu’une brochure éclairante est mise gratuitement à la disposition des visiteuses et visiteurs. n
«Morges, Paris, Bretagne. L’aventure artistique d’Emmeline & Alexis Forel», Musée Alexis Forel, Morges, Grand-Rue 54, mercredi-dimanche 14h-18h., jusqu’au 5 juillet.