Les leçons de la Commune de 1871

Histoire • L’anniversaire de la Commune de Paris a donné lieu en France à quelques polémiques subalternes. Des députés «républicains» français ont apporté, à 150 ans de distance, leur soutien à M. Thiers, «républicain monarchiste» et dénoncé les «exactions» des communards

La barricade de la place Blanche défendue par des femmes, lithographie d'Hector Moloch. (Moloch)

A gauche, on a célébré l’événement de manière rituelle et des éditeurs ont publié des ouvrages d’historiens qui, contrairement à M. Pierre Nora, créateur en leur temps des «lieux de mémoire», considèrent que la Commune mérite d’être commémorée. Que remarque-t-on cependant dans cet ensemble disparate? Que l’événement est entré dans l’histoire avec des appréciations contradictoires. Mais qu’il n’apparaît plus porteur d’espoir pour l’avenir ou pour le présent comme c’était encore le cas lors du centenaire. La prophétie de Thiers s’exclamant, au lendemain du massacre de 25’000 communards (1), de l’incarcération et la déportation dans les bagnes de Nouvelle-Calédonie de 10’000 autres et de l’exil d’un grand nombre, que «c’en est fait du socialisme, et pour toujours», se vérifierait-elle?

Commune échouée et luttes révolutionnaires

Le fait est que depuis 1989-1990 le recul de l’espérance communiste allié au basculement délibéré de la social-démocratie du côté du libéralisme voire du néo-libéralisme ont éloigné des citoyens aussi bien que des militants l’image de «l’aube nouvelle». La Commune ne semble plus ouvrir, pour reprendre les termes du proudhonien Charles Beslay, «une nouvelle phase de notre histoire en nous montrant l’avènement de l’ère des travailleurs». Pour ne rien dire des analyses qu’en firent Marx, Engels ou Lénine touchant à l’organisation politique du prolétariat. Car c’est, pour une part notable, l’échec de la Commune qui inspira les formes de la lutte révolutionnaire du mouvement ouvrier, la doctrine du parti d’avant-garde comme celle de la prise du pouvoir et des moyens à mettre en oeuvre pour l’exercer, la dictature du prolétariat (dont le concept s’élabore précisément à ce moment-là chez Marx).

On tira alors, d’emblée, les leçons de ce qui venait de se passer. À commencer par l’Association internationale des travailleurs (AIT) dont le Conseil général publie dès juin 1871, une adresse à tous les membres de l’Association en Europe et aux États-Unis que Karl Marx est chargé de rédiger. Et connue aujourd’hui sous le titre: La Guerre civile en France. Outre les 46 signataires de cette adresse s’ajouteront des mouvements ou des groupes de travailleurs en lutte. Ainsi à Mayence, lors d’un meeting, où à New York où manifestent des mineurs de Pennsylvannie en grève.

On se rappelle peut-être que quand le pouvoir des soviets dépassa les 71 jours d’exercice de la Commune de Paris (18 mars-28 mai), Lénine dansa de joie pour avoir franchi cette date fatidique!

C’est moins les leçons de l’échec de la Commune qu’on célèbre aujourd’hui – quand on ne la condamne pas – que ce qu’on présente comme sa réussite: l’explosion libertaire, l’euphorie de liberté et de fraternité. C’est en somme la vision anarchiste qui l’emporte désormais avec la mise en avant de personnalités devenues mythiques comme Louise Michel. Mais aussi l’accent porté sur les témoignages et les portraits dits «d’en bas», des acteurs et des actrices de ces deux mois d’émancipation où «la liberté nous frôlant de son aile s’envola de l’abattoir» (L. Michel). On est à l’époque de «Nuit debout», des ZAD et des Gilets jaunes où l’hostilité à l’organisation et la seule foi dans «l’horizontalité» dominent. «S’ils succombent, écrivait Marx à Kugelmann en avril 1871, seul leur caractère “bon garçon” en sera la cause».

Victoire préparée scientifiquement

Pourtant après Jean Allemane et tant d’autres de ses protagonistes, soucieux d’éviter que se répète un tel holocauste, un homme comme le géographe Élisée Reclus, arrêté par les Versaillais, réfugié en Suisse – notamment à la Tour-de-Peilz -, où il devint membre de la Fédération jurassienne (dissidence bakouninienne de l’AIT), s’exprimait ainsi dans un ouvrage de 1898: «Le temps est venu de prévoir, de calculer les péripéties de la lutte, de préparer scientifiquement la victoire qui nous donnera la paix sociale» (L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique). N’était-ce pas précisément ce que préconisait la Première Internationale? Sans parler du travail de Marx sur Le Capital – que d’aucuns jugeaient trop «abstrait» (2) -, après l’adresse de juin, une conférence de l’association se tint à Londres avec à son ordre du jour des questions d’organisation et de tactique de l’Internationale ouvrant à la révision de ses statuts. Cet aspect internationaliste est peu évoqué de nos jours.

Il fut pourtant fondateur: tant pour organiser la solidarité avec les Communards pendant la Commune – voire les conseiller (un membre du Conseil général, Auguste Serraillier, était sur place) (3)- que pour venir en aide aux proscrits après les massacres (subsides, collectes, fonds d’assistance). Enfin pour tirer, dans chaque pays, chaque situation, les leçons de ce terrible échec. Il n’est que de consulter les procès-verbaux du Conseil général de l’AIT des années 1870-71 (publiés aux éditions du Progrès à Moscou entre 1962 et 1968) pour mesurer l’ampleur de l’action de lutte contre le chauvinisme durant la guerre franco-prussienne, puis de solidarité avec les Communards dans toute l’Europe (4).

Les Communes

L’autre aspect qui disparaît ou presque dans ce qu’on a pu dire de la Commune, c’est le fait qu’elle ne se résuma pas au Paris insurgé. Cette capitale alors assiégée par des Prussiens s’accommodant du gouvernement capitulard de Thiers instauré après la piteuse défaite de Louis-Napoléon Bonaparte et de ses généraux, soucieux avant tout de réduire le mouvement républicain. L’un des enjeux de l’instauration d’une République sociale tenait à l’extension du mouvement communaliste à l’ensemble du pays voire à ses colonies. Et de fait, des communes furent instituées à Lyon, Bordeaux (où le gendre de Marx, Paul Lafargue, se rendit), Marseille, Toulouse, Narbonne, Saint-Étienne, Le Creusot, jusqu’à Alger.

Certains mouvements insurrectionnels ayant éclaté d’ailleurs avant Paris devant l’impéritie du gouvernement face à l’invasion prussienne. «Si Paris succombe, ce serait grâce à notre trahison», disait un appel aux «républicains dévoués» lancé par un Comité révolutionnaire des provinces: la réaction n’est forte que par notre division, par l’absence d’une entente générale entre nous». Le gouvernement de Thiers réduisit par la répression armée ces différentes communes qui pâtirent, elles aussi, de l’inexpérience et du manque de coordination entre elles.

L’une après l’autre, ces communes, furent proclamées et tombèrent comme entre 1919 et 1923, les républiques soviétiques ou conseillistes. En Allemagne furent écrasées de Berlin à Munich et Hambourg dans des circonstances qui ne sont pas sans rappeler l’épisode de la Commune: une armée étrangère victorieuse (les Alliés) qui protège la classe au pouvoir contre l’insurrection populaire. Exilé à Clarens en Suisse depuis 1867, le Russe Bakounine avait justement estimé: «Aussi longtemps qu’il ne se produira aucun mouvement sérieux en province, je ne vois pas de salut pour Paris». Et que «si les soulèvements populaires de Lyon, Marseille et des autres villes de France ont échoué, c’est parce qu’il n’y avait aucune organisation». «Je puis en parler en pleine connaissance de cause, disait-il dans une conférence au Val de Saint-Imier, puisque j’y ai été et que j’en ai souffert». Même si l’action qu’il mena lui et ses partisans à Lyon, en septembre 1870, fut des plus discutables et sa détermination fort variable (passant de l’engouement au défaitisme5), son diagnostic rejoint celui du Conseil général de l’AIT.

La Commune lyonnaise

Il n’est pas inintéressant de s’attarder sur la Commune à Lyon en raison de sa proximité avec la Suisse et du rôle qu’y jouèrent les fractions de l’AIT de Genève et du Jura. À Genève en avril 1871, Colonna écrivait à Albert Leblanc, de la Commission exécutive lyonnaise, que «500 hommes étaient prêts à quitter la ville et à marcher sur Lyon en établissant des Communes sur leur passage» (Maurice Moissonnier, La Première Internationale et la Commune à Lyon, Éditions sociales, 1972, p. 359). L’Internationale, en Suisse romande – bien étudiée par le regretté Marc Vuilleumier –, était partagée entre deux branches rivales, les Jurassiens (bakouninistes) et les Genevois, proche du Conseil général de Londres. En mars-avril la section russe de Genève (anti-bakouninienne) adopta une Adresse aux travailleurs de Paris qu’ils créditaient de poser les «assises du nouvel édifice social».

Matrice révolutionnaire

Le troisième aspect négligé, ce sont les prodromes de la Commune, la période d’incubation révolutionnaire que vécut la France des années 1868-1870. C’est dans cette suite de mouvements revendicatifs, de lutte contre une exploitation accrue et la paupérisation des classes laborieuses en dépit de l’accroissement sans égal de l’industrie et du commerce, qu’a commencé d’émerger une conscience de classe dans les couches ouvrières et d’artisans. Ceci à la faveur des grèves qui se multiplient. Mais aussi des réunions publiques organisées par l’AIT dès novembre 1868, ou dans lesquelles elle intervient, avec des orateurs tels que Varlin, Longuet, Tolain, etc. L’existence de l’Internationale obsède alors les bourgeoisies et les pouvoirs politiques qui cherchent à entraver son action par les arrestations, les interdictions. Lors des «communes» de 1871, on tirera argument de la présence d’étrangers (comme Frankel ou Bakounine) pour voir dans les événements la «main» du Conseil général de Londres et on fera de l’exilé Marx… un agent de Bismarck.

La répression contre les Communards dispersa les sections françaises de l’AIT. Celle-ci fut mise hors la loi en Espagne, ses membres poursuivis au Danemark, en Autriche-Hongrie et en Allemagne. La scission entre les partisans de Bakounine et de Marx affaiblit encore l’organisation qui transféra son siège à New York en 1872. Marx jugeait son organisation dépassée et elle cessa d’exister quatre ans plus tard. Avant de renaître en 1889. Se fonde alors la Deuxième Internationale sur d’autres bases compte tenu de l’émergence des partis ouvriers nationaux devenus des organisations de masse, jusqu’à la césure de la Guerre de 1914 et de la Révolution d’Octobre. Elle fit dans un premier temps, l’unanimité, le courant anarchiste y participant en Russie et se ralliant à elle dans de nombreux pays. n

1 Louise Michel écrit dans La Commune (1898): «les listes officielles en avouèrent trente mille, mais cent mille et plus serait moins loin de la vérité» (p. 11).

2 «Ma pensée n’est pas qu’on doive écrire la contrepartie du Kapital de Marx, ce serait nous lancer dans la science abstraite et non faire de la propagande populaire.» (J. Guillaume).

3 Les membres de la Commune se divisaient entre une majorité de blanquistes (…) et une minorité appartenant à l’AIT, se composant pour la plupart de socialistes proudhoniens» (F. Engels, introduction à l’édition allemande de La Guerre civile en France, 1891). Il faut ajouter une troisième composante, les néo-jacobins.

4 Voir aussi les documents et souvenirs du partisan helvétique de Bakounine James Guillaume (L’Internationale, vol.1, 1864-1872, Paris, 1905, rééd. Grounauer, 1980, introduction de M. Vuilleumier).

5 «Mes amis socialistes révolutionnaires de Lyon m’appellent à Lyon. Je suis résolu à y porter mes vieux os et d’y jouer probablement ma dernière partie » (à Adolphe Vogt, 6 septembre 1870); «Mon cher, j’ai plus aucune foi dans la révolution en France. Ce pays n’est plus révolutionnaire du tout.» (à Sentiñon, 23 octobre 1870) (cité dans J. Guillaume, op. cit.).