Impôt minimum contre l’évasion fiscale

Etats-Unis • Face à l’urgence des crises, le pays milite pour une réforme de la fiscalité internationale et un accroissement des taxes payées par les grandes multinationales. Une percée historique avant un accord mondial malgré l’opposition de paradis fiscaux? (Par Yago Alvarez Barba
Paru dans El Salto, en CC)

Il semblait impossible que le débat sur le dumping fiscal et la baisse constante de la contribution des entreprises aux finances publiques dans le monde vienne des États-Unis. Surtout après avoir vu comment Trump a réduit l’impôt américain sur les sociétés (IS) de 35% à 21% pour se joindre à la course aux rabais fiscaux. Mais le vent est en train de tourner pour la lutte contre l’évasion fiscale des entreprises après que Janet L. Yellen, secrétaire au Trésor américain de la nouvelle ère Biden, a déclaré le 6 avril: «Nous travaillons avec les pays du G20 pour convenir d’un taux minimum mondial d’imposition des sociétés qui puisse ralentir la course vers le bas».

Restaurer la classe moyenne

Dans un fil de discussion sur Twitter, Mme Yellen s’est montrée plus précise quant aux intentions de ces négociations: «Il s’agit de faire en sorte que les gouvernements disposent de systèmes fiscaux stables qui génèrent suffisamment de recettes pour investir dans les biens publics essentiels et répondre aux crises, et que tous les citoyens partagent équitablement la charge du financement du gouvernement.»

Lorsque la crise frappe, les mantras libéraux s’effondrent. L’administration Biden le sait et ne le cache pas. Un journaliste a demandé au président s’il n’avait pas peur que les entreprises quittent le pays avec la hausse de l’impôt sur les sociétés qu’il a annoncée, qui passeront de 21 à 28%. Biden a été clair: «Pas du tout, car rien ne prouve que cela se produira.» Il a également déclaré sur le compte Twitter officiel de la présidence, celui avec lequel M. Trump a défendu son Make America Great Again basé sur des réductions d’impôts. «Voilà le truc: Wall Street n’a pas construit ce pays, la grande classe moyenne américaine l’a fait. Il est temps pour nous de reconstruire la classe moyenne.»

Enrayer la défiscalisation

Dans ce même discours devant les caméras, le leader démocrate a mentionné l’un des nouveaux scandales fiscaux dans son pays. Une étude de l’Institute of taxation and economic policy a montré que 55 multinationales américaines, dont Nike et la société de livraison de colis FedEx, n’ont pas payé un seul dollar d’impôt fédéral sur le revenu en 2020. Si elles avaient payé 21% de leurs bénéfices, les 55 entreprises auraient payé un total collectif de 8,5 milliards de dollars en 2020, selon l’étude. Au lieu de cela, ils ont reçu 3,5 milliards de dollars d’allégements fiscaux.

L’enquête s’est répandue comme une traînée de poudre à la une des médias américains, dans un contexte de crise économique et sanitaire qui a donné une légitimité et des ailes au nouveau président.

Les actions de Biden et Yellen vont de pair. Le président annonce qu’il va augmenter les taux de l’IS, tandis que Mme Yellen fait pression sur le G20 pour qu’il fixe un IS minimum proche des 28% visés par le leader étasunien. La question est maintenant la suivante: face à la pression du Trésor américain, que feront les autres pays et la Commission européenne? Dira-t-elle à l’Irlande, aux Pays-Bas ou au Luxembourg qu’ils devront augmenter la taxe à un minimum convenu?

Action historique anti dumping fiscal

«Un impôt minimum mondial élevé peut changer le visage de la mondialisation», a déclaré l’économiste français Gabriel Zucman sur les médias sociaux, estimant que cette mesure pourrait faire en sorte que «ses principaux gagnants (les multinationales) paient plus d’impôts, au lieu d’en payer de moins en moins», comme c’est le cas depuis trois décennies. Avec Emmanuel Saez, Zucman a publié le livre Le triomphe de l’injustice (Taurus, 2021), dans lequel, entre autres mesures fiscales, il défend l’impôt minimum mondial. Les recherches menées par les deux économistes et reprises dans le livre soulignent que «si les pays du G20 imposaient demain un taux minimum de 25% à leurs multinationales, plus de 90% des bénéfices mondiaux seraient immédiatement taxés effectivement à au moins 25%».

Dans la même veine, Susana Ruíz, directrice de la fiscalité à Oxfam, voit dans ce soutien des États-Unis un «changement radical» après le torpillage du processus de réforme fiscale internationale dans le cadre du G20 et de l’OCDE pendant le mandat de Trump. Outre les intentions de M. Biden de relever l’IS, les propos de Mme Yellen et «l’engagement de faire pression en faveur d’un minimum mondial d’imposition des sociétés constitueraient une mesure radicale et nécessaire», a-t-elle déclaré à notre journal. «Ce serait un changement à 180º pour freiner l’évasion fiscale».

Espagne, Europe et FMI favorables

En Espagne, le projet séduit. Le chef du gouvernement socialiste Pedro Sánchez, a déclaré lors d’une conférence de presse, qu’il considérait essentiel d’aborder au niveau mondial «un taux minimum d’imposition des sociétés». Le président s’associe ainsi pour pointer du doigt ces entreprises qui «ont fortement revalorisé leur capitalisation en bourse mais qui concurrencent dans des conditions d’inégalité d’autres entreprises qui paient des impôts». Il se réjouit que les États-Unis «aient adopté cet agenda progressiste en matière économique que le gouvernement espagnol défend depuis un certain temps».

A la même date, et après avoir annoncé il y a quelques jours la nécessité de mettre en place des systèmes fiscaux plus progressifs où les hauts revenus contribuent davantage à la sortie de crise, le Fonds monétaire international (FMI) s’est positionné en faveur de l’IS minimum mondial. Son économiste en chef, Gita Gopinath, a déclaré que le FMI était «depuis longtemps en faveur d’un impôt minimum mondial sur les sociétés». M. Gopinath a expliqué que pour sortir de cette nouvelle crise, il sera nécessaire de prendre des mesures fiscales importantes et que les efforts nationaux des États «doivent être complétés par une coopération internationale forte pour limiter le transfert de bénéfices et la fraude et l’évasion fiscales».

Pour le secrétaire à l’économie de Podemos, Nacho Álvarez, ces démarches des États-Unis et du FMI vont dans la bonne direction. «L’accord de coalition signé entre UN Podemos et le PSOE comprend déjà la même mesure pour le cas de l’Espagne: une réforme de l’impôt sur les sociétés pour garantir une imposition minimale de 15% pour les grandes entreprises», a-t-il précisé.

La Commission européenne (CE) n’a pas fait de déclaration officielle, mais Daniel Ferrie, l’un de ses porte-parole pour les questions économiques, a aussi été interrogé sur les déclarations de Mme Yellen. Il a fait savoir que cette nouvelle impulsion américaine rapproche un éventuel accord en juin de cette année, date à laquelle l’OCDE (voir Gauchebdo, 5.02.20) d’abord, et le G20 ensuite, se réuniront pour traiter la question délicate et bloquée de la taxation de l’économie numérique et de l’évasion fiscale des multinationales.

Taux minimum à définir

Si le débat sur l’impôt minimum est ouvert, son fonctionnement pose aussi des questions. La principale est de fixer ce que sera l’impôt sur les bénéfices qui devra être perçu au minimum dans les pays adhèrant à cet accord. Certaines voix, comme celle de M. Zucman, indiquent que 25% est un niveau inférieur acceptable et même faible, compte tenu des taux d’imposition d’autres périodes de crise, comme après la Seconde Guerre mondiale et pendant la guerre de Corée, où l’IS aux États-Unis a atteint 47%

Mme Ruíz est quelque peu plus conservatrice: «Ce sera un changement historique si l’on parvient à ce que les grandes entreprises paient au moins 21% sur leurs bénéfices dans chacun des pays où elles génèrent de la valeur». Mais elle craint que l’on ne conclue un accord sur un taux d’imposition inférieur. Ainsi à 12,5% comme celui existant en Irlande, et qu’au final les pays utilisent ce plafond pour finir par abaisser tous leurs IS à cette limite, ce qui serait une perte encore plus grande pour les caisses publiques de tous les pays. Nous devrons attendre le mois de juillet ou les prochaines déclarations de Yellen et de la CE pour voir où cela nous mène.

L’économiste de Podemos regrette qu’«aujourd’hui, de nombreuses grandes multinationales se situent bien en dessous de 10% dans le taux effectif, grâce aux diverses exonérations et allégements fiscaux dont elle bénéficie». Pour M. Álvarez, la fixation d’un taux minimum à l’échelle mondiale «permettra non seulement de répartir plus équitablement la charge fiscale dans les pays de l’OCDE – en renforçant la progressivité – mais aussi d’élargir la marge fiscale pour faire face à la reconstruction économique après la pandémie», conclut-il.

Lieu d’imposition

L’autre pierre d’achoppement ou grande inconnue à éclaircir en juillet est le lieu d’imposition des entreprises. De nombreux autres facteurs entrent en ligne de compte, tels que les nouveaux modes de création de revenus issus de l’économie numérique ou les milliers de conventions bilatérales de double imposition signées entre tous les pays. Les États profitant des techniques d’érosion de la base et de transfert des revenus (BEPS) mises en oeuvre par les multinationales pour économiser des impôts, comme l’Irlande, les Pays-Bas ou le Luxembourg, ainsi que les entreprises elles-mêmes, au premier rang desquelles les grandes sociétés technologiques américaines, voudront jouer leurs cartes et boycotter l’éventuel accord par tous les moyens possibles.

Malgré les doutes, les principaux gouvernements du monde et ceux qui avaient auparavant adopté la course vers le bas en matière d’impôts et toléré le dumping fiscal semblent vouloir arrêter l’hémorragie. Les États-Unis poussent en avant le débat, et les coups de pouce américains ont toujours beaucoup de poids dans les changements et reconfigurations économiques mondiaux.

Système fiscal plus juste

«Le système fiscal international doit devenir plus équitable et plus redistributif, non seulement pour augmenter la collecte des impôts aux États-Unis mais aussi dans chaque pays», déclare le coordinateur d’Oxfam. Des mots dans lesquels nous pouvons trouver des similitudes avec la phrase que Mme Yellen a prononcée après avoir appelé à une plus grande collaboration mondiale pour faire face à cette crise: «America first must never mean America alone»(L’Amérique d’abord ne doit jamais signifier l’Amérique seule).

A lire sur https://www.elsaltodiario.com/fraude-fiscal/biden-fmi-sanchez-impuesto-minimo-global-empresas-luchar-contra-elusion