Les Festivals mondiaux de la Jeunesse étaient organisés par la Fédération Mondiale de la Jeunesse Démocratique, créée à Londres en 1945. Quant à l’Union Internationale des Etudiants, co-organisatrice, elle fut fondée à Prague en 1946. En fait, ces deux structures étaient totalement inféodées au mouvement communiste mondial, et donc à l’URSS. Il n’est pas exagéré de parler d’organisations satellites. Leur action la plus spectaculaire fut la mise sur pied des Festivals de la Jeunesse et des Etudiants pour la Paix et l’Amitié. Ceux-ci, au nombre de treize, eurent lieu à Prague en 1947, à Berlin-Est en 1951, à Bucarest en 1953, à Varsovie en 1955, à Moscou en 1957, puis dans deux pays neutres, à Vienne en 1959, à Helsinki en 1961, puis encore jusqu’en 2017 dans des pays communistes ou «progressistes» sur plusieurs continents.
Ces Festivals remportèrent un immense succès. Le prix très bas du voyage en train et du séjour y était sans doute pour quelque chose, à une époque où l’on avait beaucoup moins qu’aujourd’hui l’occasion de voyager. Chaque Festival coûta environ 100 millions de dollars aux pays hôtes, en tout cas pour ce qui concerne Berlin-Est et Varsovie. Tout était fait pour enthousiasmer les jeunes: la grandiose cérémonie d’ouverture, dont le rituel rappelait celui des Jeux olympiques, le défilé des délégations nationales devant les dirigeants communistes (c’est à cette occasion que le popiste vaudois Pierre Payot porta à Varsovie des sandales, des cuissettes, la Heubluse de Guillaume Tell et son arbalète), les spectacles folkloriques, manifestations théâtrales et cinématographiques, les compétitions sportives, bref une quasi-overdose d’offres culturelles et festives. Les festivaliers eurent même l’occasion d’entendre des artistes célèbres, comme le chanteur antiraciste noir étasunien Paul Robeson. «On a soudain l’impression d’apprendre à connaître le monde pour la première fois», dans toute sa diversité ethnique et culturelle, a écrit Anne-Catherine Menétrey après Helsinki. Quant aux prises de position officielles, elles étaient toujours orientées dans un sens clairement anti-américain.
Un moment de répit dans la guerre froide
Un historien, Matthieu Gillabert, s’est penché récemment sur le Festival de Varsovie qui eut lieu en août 1955, et sur lequel nous allons concentrer notre attention. Sans infirmer l’aspect de propagande communiste qu’ont revêtu tous ces Festivals et le noyautage par Moscou des organisations de jeunesse, l’auteur porte sur celui de Varsovie un regard plus nuancé. Sa maîtrise de la langue polonaise lui a donné accès à des sources méconnues.
Il relève d’abord que ces Festivals avaient des prémices qui leur servaient de modèles, en particulier les fameuses Spartakiades, ces joutes sportives communistes de l’entre-deux-guerres, qui se poursuivirent après 1945. Il rappelle aussi que le Festival de Varsovie, bien qu’il eût lieu en pleine guerre froide, se déroula lors d’une période de décrispation, d’accalmie géopolitique, suite à la conférence de Genève entre les grandes Puissances antagonistes. Il prenait place aussi quelques mois après la conférence de Bandung, qui marqua l’essor du «non-alignement» des pays du Tiers Monde. Ce qui explique la place importante accordée aux délégations des pays colonisés. Cela non sans quelques ambiguïtés. Ainsi, tous les délégués à la peau noire étaient appelés «murzyn» (nègre en polonais, terme venant de «maure», et il est vrai moins péjoratif qu’en français). L’insistance mise sur la couleur de peau des «colonisés opprimés» traduit une sorte de racisme inconscient.
Une visite d’Auschwitz fut organisée, mais sans que l’on mentionne jamais le génocide des Juifs… Le Festival se déroula dans une Varsovie encore marquée par les ruines de la guerre. Mais les organisateurs firent tout pour couper du pays réel les festivaliers gavés de manifestations, comme l’a d’ailleurs ressenti le popiste vaudois Henri Rusconi. Bien que les Polonais ayant des rapports avec les étrangers fussent dûment fichés par la police, la population cherchait leur contact. Pour les habitants de Varsovie, la présence d’un si grand nombre d’entre eux, et de «races» différentes, fut une expérience inédite. Si bien qu’on peut se demander si ce Festival n’a pas ouvert une brèche dans le «rideau de fer». L’auteur relève encore que Varsovie attira alors un certain nombre d’opposants, voire d’espions occidentaux, dont le but était de dénigrer, à leur retour, cette grande manifestation. Mais ce fut beaucoup moins systématique qu’à Helsinki, qui vit, à côté du Festival officiel, un véritable contre-festival anticommuniste. C’est à cette manifestation en Finlande que Matthieu Gillabert est en train de consacrer une deuxième étude.
Matthieu Gillabert, «Varsovie 1955 et la guerre froide globale», in Monde(s), Presses universitaires de Rennes, No 18/2020.