Le 17 février dernier, l’ancien banquier central européen et nouveau président du conseil italien, Mario Draghi, a prononcé son premier discours devant le Sénat. Il s’est engagé à restructurer en profondeur l’économie italienne. Si les enjeux de son mandat sont complexes, ce qui aura marqué les esprits est l’étendue de son gouvernement. Son spectre politique va de la Lega d’extrême droite au mouvement «populiste» des 5 étoiles (M5S), en passant par le Parti démocrate de centre-gauche. Dans un article intitulé «Avec le gouvernement Draghi, le retour paradoxal du bloc bourgeois», paru dans la revue de critique communiste Contretemps, l’économiste et Maître de conférences à l’Université de Paris 8 Stefano Palombarini décrypte la situation.
Après avoir synthétisé les dernières décennies de la politique italienne, qui n’en est pas à son premier gouvernement d’union autour d’un «technocrate», il pose un constat. Dix ans après l’émergence d’un «bloc bourgeois», auquel un certain Draghi avait contribué, et trois ans après les dernières législatives de 2018, marquant dans les urnes l’effondrement du dit bloc, au profit du M5S et de la Lega, l’Italie se retrouve avec un gouvernement conduit par le même Draghi. Celui-ci pourra compter sur une majorité parlementaire presque unanime sans qu’une nouvelle élection ne soit venue modifier la situation.
Qu’est-ce qu’un «bloc bourgeois»?
Stefano Palombarini Ce concept, forgé avec Bruno Amable (Professeur d’économie à l’Uni de Genève) définit une alliance sociale spécifique. Précisons qu’il ne s’agit pas d’un accord passé entre des groupes sociaux, mais du résultat d’une stratégie politique, dans laquelle des groupes différents se reconnaissent, en ce que leurs attentes y sont prises en compte.
Le Bloc Bourgeois (BB) est donc une alliance spécifique. Elle diffère des alliances traditionnelles qui constituaient en France, les blocs de gauche et de droite, et existaient en Italie autour de la démocratie chrétienne, de la droite de Berlusconi ou du centre-gauche. Ainsi, si dans ces pays la bourgeoisie exerçait évidemment un rôle politique prépondérant avant le BB, elle n’était pas unifiée et chaque bloc devait faire avec sa composante populaire.
De façon schématique on avait ainsi pour la France d’un côté le bloc de gauche. Sa frange bourgeoise – professions intellectuelles, cadres du public… – devait composer dans un rapport inter-classes avec sa frange populaire, dont ouvriers et employés peu qualifiés du privé. De l’autre, le bloc de droite avait à faire de même. Ceci en trouvant un compromis politique entre ses deux composantes, bourgeoise (professions libérales, cadres du privé… ) et populaire – indépendants, commerçants, artisans, milieu agricole…
Mais encore?
En Italie, jusqu’au début des années 90, la stratégie politique portée par l’alliance de la Démocratie chrétienne et du Parti socialiste, parvenait à agréger un bloc social suffisamment important pour qu’il n’y ait pas d’alternance au pouvoir. Or, ce que l’on voit depuis en Italie, et se retrouve en France depuis quarante ans, c’est que la coalition au pouvoir n’arrive pas à s’y maintenir. Une boucle est toujours rompue. Celle entre le soutien d’un bloc social à une certaine stratégie, et les politiques qu’une telle stratégie produit pour répondre aux attentes du bloc, qui sont la condition pour que les groupes la composant renouvellent leur soutien.
Cela correspond une situation de crise politique dans les deux pays. Concrètement, elle se traduit par des secousses. Ainsi en France, l’arrivée au second tour de Jean-Marie Le Pen lors de l’élection présidentielle de 2002, la victoire du non au référendum européen de 2005 contre l’avis des principaux partis au gouvernement, ou plus récemment l’effondrement du Parti socialiste. Mais on constate en général que chaque gouvernement sortant est souvent battu depuis les années 80 en France, depuis les années 90 en Italie.
En résumé…
Le bloc bourgeois correspond à un projet politique né en réaction à cette situation de crise et à l’affaiblissement des alliances sociales traditionnelles. Il peut avoir l’air d’un bloc intermédiaire si on raisonne sur un axe droite-gauche. Mais il ne l’est pas du tout si on prend en compte sa composition de classe. Il se situe ainsi dans la partie haute de la hiérarchie sociale, car il vise à regrouper les catégories moyennes et privilégiées auparavant séparées par le clivage droite-gauche, alors qu’il laisse à l’extérieur de sa frontière l’ensemble des classes populaires. S’il peut paraître «centriste» (sur le plan horizontal), il n’est en réalité pas «central» (sur le plan vertical). Ce projet a permis à Macron de devenir président en 2017. Il avait déjà émergé en Italie quelques années auparavant. Ceci avec le gouvernement «technique» de Monti et surtout par la prise de pouvoir de Renzi au sein du Parti démocrate.
De nombreux médias parlent du plan de relance européen, dont le «sauveur» Draghi disposera pour «reconstruire» le pays? Attendez-vous un «miracle italien»?
Non. Ce plan de 209 milliards est composé de prêts et de subventions. Il y a ainsi 127 mds d’emprunts qu’effectuerait l’UE pour l’Italie, lui faisant ainsi profiter de taux d’intérêt très favorables. En premier lieu, ce prêt serait conditionné à des politiques publiques – réformes fiscales, des services publics… Or, pour l’heure, les taux auxquels le pays peut emprunter à son nom sont faibles, et il se pourrait qu’il n’ait pas besoin de l’UE. Toutefois, admettons que cela soit le cas. Dans le pire des scénarios, en matière d’intérêts pour l’Italie, l’emprunt via l’UE représenterait une économie de 24 mds. Le plan s’étalant sur 6 ans, il représenterait une aide de 4 mds par an.
En second lieu, nous avons les 82 mds de subventions. En l’absence d’un nouvel impôt introduit par l’UE auquel je ne crois pas, elles seraient puisées dans un fonds européen alimenté par chaque pays de l’Union, en fonction de son PIB. L’Italie l’alimentant à hauteur de 40 mds, elle n’en tirerait pour excédent que 42 mds. Ce qui sur 6 ans représente 7 mds annuels.
D’après les informations à disposition, le plan représenterait au mieux 11 mds par an. Ce qui représente une aide. Mais ne devrait pas permettre de rattraper la perte de 160 mds qu’a connu le PIB italien en 2020 en raison de la crise sanitaire.
L’Italie doit-elle craindre une vague d’austérité budgétaire?
Face à cet énorme trou dans le PIB causé par ce qu’en macroéconomie on nomme «choc exogène», il faudrait appliquer le contraire de l’austérité. Nous ne sommes pas confrontés à un problème structurel du marché du travail ou de la production. Mais face à une chute de l’activité provoquée par le virus. Elle devrait appeler les Etats à la relance par de l’endettement et des investissements publics. Des politiques dites «keynesiennes». Cela pose la question de la dette. Est-elle un problème? A mon sens non si la politique monétaire ne la transforme pas en problème. Mais cela mériterait un article à part entière.
Alors que va faire Draghi? Si cela dépendra évidemment du contexte, il faut souligner la façon dont il a accédé au pouvoir. L’ex-banquier ne s’est jamais présenté à une échéance électorale. Et n’a pas été nommé sur la base d’un programme. L’économiste était la meilleure «ressource» disponible, une sorte d’«homme providentiel». Le parlement lui a voté sa confiance avant même qu’il n’ait eu à présenter un quelconque programme. C’est dans ces conditions, et m’appuyant sur son discours au Sénat, que j’ai essayé d’induire, à partir de la logique de formation de ce gouvernement, à quoi pourrait ressembler son projet.
Un projet en marche accélérée vers le néolibéralisme?
S’il ne s’agira pas d’une relance «keynesienne», il ne devrait pas non plus consister en un grand programme de réformes structurelles portées explicitement. Par contre, et c’est peut-être plus fort, Draghi a annoncé que l’aide européenne serait utilisée de manière «sélective». Cette sélectivité orientera les fonds vers les entreprises et non vers les ménages. De plus, elle aura à distinguer les entreprises «compétitives» sur le marché, de celles «destinées» à la faillite. A la question de savoir comment elles seront distinguées, le gouvernement répond qu’il choisira…
On comprend alors que sans avoir à passer par des réformes formelles, des lois, l’utilisation de l’aide de l’UE permettra de poursuivre la transformation structurelle du capitalisme italien vers le néolibéralisme. En effet, sa distribution se fera probablement dans les secteurs d’exportation avec de la main-d’oeuvre hautement qualifiée, dite flexible. Cela au détriment d’autres domaines comme ce qui reste de la sidérurgie et de la demande intérieure. De plus, en l’absence de critères généraux, autres que la volonté gouvernementale, on peut imaginer que les entreprises dans lesquelles sont présents des syndicats jugés trop conflictuels et pas assez «coopératifs» se verront couper le robinet des subventions.
L’administration est aussi impactée avec des coupes d’emplois.
Des réformes de l’administration publique sont prévues, telles que la «digitalisation», qui entraînera sans doute une réduction des personnels, ou la création de «pôles d’excellences» dans la recherche publique, qui concentreront les fonds publics dans de rares domaines «profitables» au détriment des autres, ou une réforme du système fiscal qui en atténuera la progressivité. Enfin, ce gouvernement ne devrait pas revenir sur ce qui a déjà été réalisé comme transformation vers le néolibéralisme, comme le Jobs Act ou le système de retraites par capitalisation.
Vous évoquez l’absence d’exutoire démocratique pour les «classes sacrifiées». Comment voyez-vous la suite?
Je n’ai pas de boule de cristal. Je sais que l’Italie a déjà vécu l’expérience du bloc bourgeois de 2011 à 2018, et qu’aux dernières législatives les forces politiques le constituant ont échoué et se sont effondrées au profit d’autres. Ces dernières qui se voulaient «anti-système», comme la Lega et surtout le M5S, et qui ont été élues contre le BB, forment désormais une unité nationale autour de lui. C’est un paradoxe que j’essaie d’expliquer dans mon article. L’Italie repart donc avec le BB, alors que les circonstances et le mécontentement social qui l’avaient balayé, il y a à peine 3 ans, sont toujours là. Et vont certainement s’aggraver. Les groupes qui se sentaient sacrifiés et l’ont crié dans les urnes se retrouvent dans une impasse. On peut parfois se brûler, oublier, et recommencer. Là, c’est trop tôt, la déception est encore très présente. J’imagine donc que la popularité dont jouit Draghi, encensé par les médias, ne va pas durer bien longtemps.
A quoi s’attendre? A des mouvements sociaux de types gilets jaunes? Un vote aux législatives de 2023 en faveur d’un parti néo-fasciste comme Fratelli d’Italia? Des protestations violentes? Nous verrons…
L’article «Avec le gouvernement Draghi, le retour paradoxal du bloc bourgeois» est disponible en accès libre sur le site www.contretemps.eu