Marc Vuilleumier, qui vient de nous quitter, est né en 1930 à Courbevoie près de Paris. Fils de pasteur, il fit ses études universitaires à Genève, où il vécut jusqu’à son décès. Membre pendant quelque temps du Parti du Travail, l’homme était à la fois chaleureux et discret, voire pudique en ce qui concernait sa vie personnelle. Celle-ci fut presque tout entière vouée aux travaux historiques.
Précurseur clairvoyant
Dans le recueil de Mélanges qui lui fut offert en 1995 à l’occasion de ses 65 ans, Pour une histoire des gens sans Histoire. Ouvriers, excluEs et rebelles en Suisse 19e-20e siècles, un autre historien novateur, Hans-Ulrich Jost, situe parfaitement le contexte dans lequel Marc Vuilleumier publia ses premiers travaux, dans les années cinquante. La Défense nationale spirituelle de la Seconde Guerre mondiale et le contexte de la Guerre froide imposaient alors à l’historiographie «une vision étriquée, patriotique et dominée par les valeurs de la bourgeoisie conservatrice», visant notamment à «l’exaltation des traditions». L’histoire du mouvement ouvrier était alors quasi absente des travaux universitaires. Or, dès 1955, Marc Vuilleumier présenta un mémoire de licence sur Le Mouvement ouvrier à Genève avant et après la Révolution du 7 octobre 1846. En cela, il faisait œuvre de pionnier, ce qu’il fut tout au long de ses quelque septante ans d’activités historiques.
Rigueur intellectuelle
Il est vrai que les choses changèrent dans les années soixante. Le socialisme et l’histoire sociale gagnèrent du terrain, grâce notamment à de grands professeurs comme Erich Gruner et Markus Mattmüller, ainsi qu’à des chercheurs comme Willi Gautschi. En mai 1968 fut fondé un Groupe de travail pour l’histoire du mouvement ouvrier en Suisse, auquel Marc Vuilleumier participa active- ment. Ce groupe connut une résurgence, dès 1979, grâce à l’Association pour l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO). Là aussi, Marc Vuilleumier fut très présent et rédigea des contributions pour les Cahiers qui continuent d’être publiés chaque année. Lors de chaque assemblée générale, il intervenait pour préciser un point, lui qui était si soucieux de rigueur intellectuelle et d’exactitude dans le moindre détail!
S’il rédigea d’innombrables articles dans des revues historiques suisses et étrangères, et participa à de très nombreux colloques internationaux, Marc Vuilleumier ne publia en revanche ni thèse ni vaste opus de synthèse, ce qui fut un prétexte supplémentaire pour ne pas le nommer professeur d’université. Cela était dû à ses conditions de travail financièrement précaires, qui l’obligeaient à mener lui-même les recherches dans les archives et à rédiger des textes, tout en se battant pour obtenir un revenu précaire. Sans bénéficier du statut professoral et du confort d’un poste complet, il a enseigné à d’innombrables étudiant.e.s. Il a ainsi laissé des traces durables et motivé des recherches dans sa foulée.
Large palette bibliographique
Sa bibliographie, qui s’étend, on l’a dit, sur près de septante ans, est énorme. Ses sujets de prédilection furent nombreux. Sans prétendre à l’exhaustivité, citons quelques-uns d’entre eux: la Commune de Paris de 1871 et les proscrits de la réaction versaillaise en Suisse; la Première Internationale et ses débats internes; le socialisme libertaire en Suisse, avec notamment la belle figure de James Guillaume, avec qui Marc Vuilleumier était manifestement en empathie; les révolutionnaires de 1848 exilés en Suisse… En 1987, mandaté par Pro Helvetia, il publia une brochure d’une centaine de pages: Immigrés et réfugiés en Suisse. Cet aperçu historique qui débute avec l’accueil de huguenots traite, avec brio, les phases historiques jusqu’aux années 1980. En bref, rien de ce qui concernait l’histoire sociale et politique ne lui était étranger.
Ses publications livrent des analyses critiques du passé en intégrant les expériences et les luttes des milieux populaires. En 2012, les Editions d’en bas, le Collège du travail et l’AEHMO ont publié un recueil d’une partie de ses textes, avec une introduction et des commentaires de sa plume sur son parcours et ses motivations. Histoire et combats. Mouvement ouvrier et socialisme en Suisse, 1864-1960, ce choix d’écrits contient des analyses critiques et des éclairages sur des aspects méconnus. L’historien était aussi un homme de culture. Il était très féru de musique classique.
La disparition de ce personnage exceptionnel plonge tous les historiens «de gauche» dans la tristesse, et au-delà de cette mouvance, toutes celles et tous ceux qui sont attachés à une histoire de la Suisse libérée de ses mythes patriotiques et renouvelée en bénéficiant des échanges internationaux.