Almereyda et la guerre sociale en 1900

HIstoire • Né Eugène Bonaventure Vigo (1983-1917), Miguel Almereyda était le père du cinéaste Jean Vigo, auteur de «Zéro de conduite» et de «L’Atalante».

Miguel Almereyda, un militant anarchiste puis «blanquiste» devenu socialiste réformiste. (DR)

Il emprunta son nom de plume à un personnage d’un feuilleton populaire (la Belle Judith de Félix Steyne et Georges Le Faure), anagramme, par ailleurs, de «Y a la merde». On ne connaissait jusqu’ici qu’assez peu la vie et les activités de ce militant anarchiste puis «blanquiste» avant de devenir socialiste réformiste, se rallier à «l’Union sacrée» et revenir au pacifisme au dernier moment à la veille de sa mort.

Pamphlétaire insoumis

Journaliste pamphlétaire successivement dans le Libertaire, la Guerre sociale et le Bonnet rouge, Almereyda fit très tôt des séjours en prison (à 17 ans pour complicité de vol de quelques sous), puis pour «terrorisme», appel à l’insoumission, etc. Il mourut dans la cellule où il avait été incarcéré en 1917 pour détention de secrets militaires (connus de tous) – dans des conditions restées non élucidées (assassinat déguisé en suicide). Il fut l’objet d’une campagne de calomnies posthume de la part de l’extrême-droite maurrassienne qui l’accusait d’être «boche» et, au début des années 1920 encore, le Bonnet rouge argumentait pour laver son fondateur de l’infâmie.

Jean Vigo avait 12 ans à la mort de son père et fut marqué à vie par cette figure controversée qui l’obligea à changer de ville et d’identité pour échapper à la persécution des voisins et de ses camarades d’école perméables à la propagande réactionnaire. Jusqu’au dernier moment de sa courte vie, il travailla à réunir de la documentation pour offrir un portrait véridique de cet homme dont il n’ignorait pas les palinodies et dont il voulait sinon percer le mystère du moins lui rendre justice.

Biographie bienvenue

Le biographe de Jean Vigo, le Brésilien Paulo-Emilio Salles Gomes, qui avait rencontré d’anciens camarades d’Almereyda – en particulier Francis Jourdain – et pu consulter leurs archives, avait consacré un tiers de son livre à évoquer Almereyda mais l’éditeur français en retrancha l’essentiel et seuls les lecteurs lusophones ont à ce jour accès à l’intégralité de cet ouvrage. La biographie d’Anne Steiner met donc brillamment fin à cette situation précédée de quelques recherches universitaires restées confidentielles et de la précieuse notice du Maîtron.

Le recours à des sources policières, judiciaires, celles des maisons d’arrêt font le prix de cet ouvrage, ainsi que le dépouillement de la presse anarchiste et socialiste de l’époque, qui permet de brosser un contexte des plus étonnants et des plus oubliés de nos jours. «Guerre sociale» n’est pas une vaine formule pour le caractériser tant les mouvements sociaux se multiplient et prennent des formes violentes (des cheminots aux viticulteurs). Ils sont réprimés par la police et l’armée avec la dernière brutalité dans une Troisième République qui n’a que 30 ans d’âge et que l’extrême-droite royaliste pousse à la surenchère.

Les mouvements extrémistes naissent dans ce creuset exaspérant les contradictions politiques par leur antimilitarisme, leur anticléricalisme, leur anticolonialisme et l’appel à la révolution que partagent, à cette époque les syndicalistes de la CGT et les socialistes. En faisant une large place aux articles de cette presse – avec ces figures tutélaires pour Almereyda que furent Laurent Tailhade et Gustave Hervé –, Steiner laisse apparaître combien cet aspect de la «Belle Époque» a été refoulé aujourd’hui. Le Cinématographe Lumière n’y est peut-être pas pour rien, qui a institué une image convenue, consensuelle de cette époque (défilés militaires, joutes fluviales, grands boulevards, tourisme et socialités bourgeoises) et ignoré le monde du travail et ses luttes.

Gauche au pouvoir et luttes

La violence de la presse révolutionnaire s’explique en partie parce que les dirigeants politiques qui répriment les grévistes sont souvent d’anciens hommes de gauche: Alexandre Millerand avocat radical, mais surtout Aristide Briand, avocat du monde ouvrier, partisan du syndicalisme révolutionnaire et chantre de la grève générale qui, devenu député socialiste, entré au gouvernement, combat les grévistes, les taxant de saboteurs. Ou Georges Clémenceau, dreyfusard devenu «premier flic de France» et briseur de grève.

Le parti socialiste (qui unifie alors ses divers courants antagonistes), balance entre le légalisme électoral et la volonté de transformer la société en s’emparant de l’État, et déçoit, alors que les mouvements sociaux – qui n’ont pas de traduction politique – semblent annoncer «l’insurrection qui vient». En 1901, en 1905 (et l’exemple de la Russie est un puissant stimulant) la révolution est à l’ordre du jour, elle poursuit et parachève celle de 1789-1793.

Anarchisme et rassemblement

Almereyda, comme Gustave Hervé – socialiste d’extrême-gauche -, passe de l’individualisme anarchiste à un projet politique de rassemblement des révolutionnaires (anarchistes, socialistes et syndicalistes CGT): c’est le moment de la Guerre sociale, journal qui tire à 50’000 exemplaires et s’achève en 1912. Puis il crée le Bonnet rouge, «quotidien républicain du soir» qui atteint un tirage de 200’000 exemplaires. Mais ce journal est financé par Joseph Caillaux et des milieux financiers pacifistes proches de lui ce qui introduit une ambiguïté dans le combat d’Almereyda. Il change alors de mode de vie, affiche un goût du luxe, dispose de domestiques et d’un chauffeur, fréquente les cabarets et a une maîtresse, se drogue à la morphine puis à l’héroïne.

Cette dérive, qui l’éloigne de la plupart de ses anciens amis, rend plus erratiques ses prises de position et son combat journalistique (et à l’occasion à l’épée). Avec les Royalistes ce combat tend à devenir une affaire personnelle entre Léon Daudet et lui: ses Jeunes gardes, milice d’auto-défense, s’opposent aux Camelots du Roi pour leur disputer la rue ou les lieux de meetings.

Emprisonné

À l’approche de la guerre, Almereyda soutient la CGT et la SFIO qui sont pacifistes mais, le 1er août 1914, il se rallie à la défense nationale et s’écrie «Aux armes, citoyens!» déclarant la guerre qui s’en vient «sainte»… Il est alors secrètement subventionné par le ministre de l’Intérieur Malvy avant de reprendre sa liberté de parole et soutenir les (rares) socialistes dissidents et le pacifiste Romain Rolland. Maurras se déchaîne contre «Vigo le voleur» et «l’allure boche du torchon qu’il dirige», il l’accuse d’être au service de l’Allemagne. Le piège se referme, il est conduit une nouvelle fois en prison, la dernière. n

Anne Steiner, Révolutionnaire et dandy. Vigo dit Almereyda, Paris, L’échappée, 2020.