Depuis le début du 20e siècle, le «chalet suisse» règne sur la construction dans les montagnes. En réalité, c’est une invention et une image d’Epinal qui relève du «kitsch alpin». Car il n’y a pas de cha- let «suisse». Un chalet de l’Oberland bernois n’a rien de commun avec une habitation du val d’Hérens ou une maison de l’Engadine. Pourtant le colonel Giroud, président du Heimatschutz depuis 1947, ainsi que l’écrivain conservateur valaisan Maurice Zermatten, se sont évertués à défendre cette architecture pseudo- traditionnelle contre les réalisations modernistes en Valais. Celles-ci n’ont certes pas attendu Jean-Marie Ellenberger. Dès 1932, l’architecte Alberto Sartoris (1901-1998) provoquait le scandale, en construisant une église moderne en béton à Lourtier, dans le val de Bagnes. Mais Ellenberger a joué un rôle important dans le modernisme architectural, d’abord à Genève puis en Valais. C’est à ce dernier que l’historienne de l’art Sylvie Doriot Galofaro a consacré un ouvrage fort intéressant et richement illustré. Nous passerons donc rapidement sur la période genevoise.
Eglise en béton, un scandale
Jean-Marie Ellenberger (1913-1988) a laissé une forte trace à Genève. On lui doit notamment – en collaboration avec d’autres architectes – l’ancienne aérogare de Genève-Cointrin (1944- 1949), la réalisation de la tour de contrôle de celle-ci (1980-1984), l’église Sainte-Jeanne-de-Chantal en spirale et en béton, à l’avenue d’Aïre, ainsi que les plans de Palexpo. Il est aussi l’auteur du projet le plus abouti de traversée de la rade, un véritable serpent de mer à Genève! À Lucerne, il a construit le musée dédié à Hans Erni, qui fut son ami. Partout, on reconnaît l’influence très marquante de Le Corbusier, un maître que les architectes modernistes vénéraient. Mais c’est sans doute dans le Valais aux tendances conservatrices qu’Ellenberger a surtout laissé son empreinte.
En 1949, il fit les plans du dernier sanatorium construit en montagne, le Sanatorium bernois à Montana: en effet, l’introduction de la streptomycine pour guérir la tuberculose allait rendre les sanatoriums inutiles. On lui doit aussi une série de réalisations dans le domaine des chalets, des hôtels et des villas. En 1950, il fait bâtir La Syrinx, sa maison à Crans, dont le nom lui est inspiré par le compositeur Claude Debussy.
Ellenberger adulait en effet la musique moderne, et celle de Debussy, à la clarté latine, correspond bien à ses conceptions architecturales: grandes fenêtres et ouvertures à la lumière, toit à pan unique, intégration dans le site. Il a construit plusieurs autres chalets privés, tous de la même inspiration.
A bas le style «néo-valaisan»
Mais sa réalisation la plus spectaculaire en Valais est la Tour Super- Crans à Vermala (1963-1968). Elle évoque les buildings de style international, eux-mêmes directement inspirés par le Bauhaus de Walter Gropius, cette école d’architecture et d’art modernes et fonctionnels fermée par les nazis en 1933. Avec ses 60 mètres de haut, l’édifice pourrait choquer dans ce cadre montagnard. Ce n’est pas le cas. Il est d’une rare élégance, avec sa façade en éventail, permettant un ensoleillement maximal et une vue panoramique, ainsi que ses stores colorés qui rappellent les peintres «puristes» comme Le Corbusier et Amédée Ozenfant. Bien qu’elle s’adresse à une clientèle de luxe et non à une population qu’il fallait recaser après les destructions de la Seconde Guerre mondiale, elle présente quelque analogie avec la Cité radieuse de Marseille.
Catholique pratiquant, Jean-Marie Ellenberger a accepté des mandats pour la construction d’églises, en Valais et ailleurs. Par l’usage qu’il a fait du béton et en réalisant des édifices religieux circulaires, il s’est attiré les foudres des partisans d’un style «néo- valaisan», où les matériaux modernes n’ont pas leur place! Un bel exemple en est la chapelle Saint-Christophe, construite en 1952 à Crans, qui com- porte un campanile séparé du corps de l’édifice et une sculpture de Hans Erni. On peut citer aussi l’église Sainte-Croix à Sierre (1959-1962). Sa forme légèrement ovale permet la participation de tous les fidèles, dans l’es- prit du concile du Vatican.
Usage de la pierre et du béton brut, décoration sobre, vitraux aux belles couleurs, participation d’artistes tel Albert Chavaz ou Albert Rouiller qui y a réalisé un Christ en aluminium mettant en valeur l’usine de Chippis, donc un Valais moderne et non traditionnel, tout cela fait la valeur de l’église Sainte-Croix et des autres églises construites par Ellenberger en Valais. Par son architecture moderne empreinte de classicisme (il admirait beaucoup Palladio et l’esprit de la Renaissance), Jean-Marie Ellenberger a prouvé qu’on pouvait construire en montagne non certes de sinistres barres du style HLM, mais des édifices correspondant à notre monde contemporain, à la fois élégants et fonctionnels. Cela dit, le style «chalet suisse», qui correspond à un mythe national, continue d’avoir la cote…
Sylvie Doriot Galofaro, Jean-Marie Ellenberger (1913-1988), un architecte moderne. De l’aéroport de Genève à Super-Crans, Genève, Slatkine, 2020, 209 p.