On aurait pu s’attendre à une banale présentation d’affiches de films… Or l’exposition de l’Hermitage, réalisée en collaboration avec la Cinémathèque française et la Réunion des musées métropolitains Rouen Normandie, se révèle être d’une grande pertinence et d’une extrême richesse. En complétant celle d’Evian- les-Bains consacrée aux frères Lumière, de caractère plus technique, elle s’interroge sur les influences réciproques entre cinéastes et plasticiens, des débuts du Cinématographe fin 19e siècle à la Nouvelle Vague.
La première salle, consacrée à la préhistoire du cinéma, nous présente un tableau de Géricault, peint vers 1810, et intitulé Académie d’homme debout de trois quarts à gauche. À l’évidence, l’artiste s’est fixé pour but de décomposer les mouvements de la marche. Suivront une série de photographies qui décortiqueront les pas humains. Or rappelons-nous l’étymologie de «cinéma»: le terme vient du grec ancien kinéma, mouvement. Les peintres s’étaient déjà efforcés de traduire celui-ci, qu’il s’agisse de Boudin faisant sentir le vent sur les plages de Normandie, des bateaux à vapeur crachant leur fumée sur le Léman peints par Bocion, ou encore des vagues en furie de Monet et Courbet. Or il existe des liens étroits entre ces œuvres picturales et les films. Les frères Lumière, dans leurs cadrages, ont été visiblement influencés par l’Impressionnisme.
Parfois, le rapport est saisissant: ainsi on retrouvera le tableau Enfants à la vasque de Berthe Morisot dans leur saynète familiale filmée La pêche des poissons rouges. Dans le cinéma, le motif des cercles animés ou des roues dentées, exprimant le mouvement et le rythme des machines, est omniprésent. On le voit particulièrement bien dans l’extrait des Temps modernes de Chaplin projeté à l’Hermitage. A leur tour, les images chaplinesques influenceront les peintres tels Fernand Léger, Picasso, Robert Delaunay ou Frantisek Kupka, qui ont excellé dans leur exaltation futuriste de la machine. Rappelons aussi que Fernand Léger a participé en 1924 au film dadaïste Le ballet mécanique. On le voit, les liens entre arts visuels et cinéma ont tou- jours été étroits.
Expressionnisme, avant-garde soviétique et nouvelle vague
Le deuxième étage de la Fondation est consacré à l’Expressionnisme. On peut notamment y découvrir une pièce très originale, la reconstitution en bois et métal du premier humanoïde dans l’histoire du cinéma, créé pour le film magistral Metropolis de Fritz Lang, sorti en 1927. Le peintre Lyonel Feininger a conçu les décors de ce film, dont on peut voir des extraits, ainsi que ceux tirés du Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene (1920), autre œuvre cinématographique emblématique du fantastique lié à l’esprit de l’Expressionnisme allemand. Au sous-sol, une salle est consacrée au dynamisme révolutionnaire soviétique, incarné par les cinéastes Dziga Vertov et Sergueï Eisenstein. En contrepoint, on y verra une affiche d’avant-garde d’Alexandre Rodtchenko.
Le dialogue entre affichistes et réalisateurs est en effet permanent tout au long de l’histoire du cinéma. L’interaction entre l’art visuel et le cinéma apparaît aussi clairement dans le cadre du Surréalisme, mouvement où se manifestent l’inconscient et la révolte. On le constate en confrontant les peintures de Max Ernst, Salvador Dali, Victor Brauner ou René Magritte aux films de Buñuel tels que Le chien andalou.
Une section intitulée «Filmer les gestes des peintres» – un autre type de relation – nous présente le travail cinématographique de Georges Clouzot dans Le Mystère Picasso de 1955, où l’on voit le maître catalan travailler. Et l’exposition – mi-chronologique mi-thématique – de se clore sur le cinéma moderne, particulièrement bien représenté par Jean-Luc Godard. Un extrait du film-culte de la Nouvelle Vague Pierrot le fou nous montre Jean-Paul Belmondo se teignant le visage à la peinture bleue, indiquant ainsi allusivement l’influence sur Godard des peintres Nicolas de Staël et Yves Klein.
Cette partie de l’exposition présente aussi une collection d’af- fiches pour des films de Godard et Fellini. «Arts et Cinéma» s’achève sur une œuvre qui prouve la pertinence du sujet choisi. Elle est le fruit d’une collaboration entre le plasticien Gérard Fromanger et Jean-Luc Godard: la couleur rouge incarnant Mai 68 se répand sur le bleu et le blanc du drapeau français! Cette exposition, esthétiquement belle car riche en tableaux, photographies, objets et extraits
.de films, est particulièrement intéressante par le regard nouveau qu’elle porte sur les rapports méconnus, faits d’interactions, entre les arts visuels et le cinéma.
«Arts et Cinéma», Lausanne, Fondation de l’Hermitage, jusqu’au 3 janvier 2021.