Le «roman» Plaine des héros, paru en 2015 mais qui vient d’être réédité en «poche», se révèle d’abord comme un brillant exercice de style. Dans la première partie du livre, l’auteur, qui fut un temps critique théâtral à la Voix Ouvrière, dialogue avec un interlocuteur fictif, reprenant ainsi un procédé cher à Diderot dans son Neveu de Rameau, d’ailleurs explicitement cité ici.
La seconde partie de l’ouvrage est de facture plus traditionnelle. Yves Laplace a eu la chance de faire la connaissance du neveu de Georges Oltramare, Grégoire Dunant, dont il retranscrit ou plutôt réécrit le récit. Les deux hommes mènent ainsi une enquête historique palpitante. Le livre traduit – comme d’ailleurs les propos de Dunant – un mélange de fascination et de répulsion envers le personnage ambigu du «beau Géo».
Celui-ci avait manifesté dans sa jeunesse des dons exceptionnels, notamment d’écrivain. En 1923 s’opère son grand revirement, lorsqu’il fonde le journal Le Pilori, qui véhicule un antisémitisme quasi pathologique. En s’attaquant notamment à Léon Nicole et au «Juif de Podolie» Jacques Dicker, deux grandes figures du socialisme genevois, Oltramare et sa clique seront indirectement responsables du massacre du 9 novembre 1932. C’est à celui-ci, qui eut lieu au bout de la plaine de Plainpalais, que fait allusion le titre du livre.
L’histoire personnelle, et notamment les origines paternelles de Grégoire Dunant, constituent en soi une saga passionnante, dont le lecteur découvrira qu’elles ne sont pas sans rapport avec le délire antisémite de George Oltramare. Notons aussi qu’Yves Laplace, toujours soucieux de relier le passé à l’actualité, opère des parallèles entre le mouvement fasciste genevois des années trente, regroupé dans l’Union nationale, et les divers mouvements xénophobes éphémères qui ponctuent la vie politique au bout du lac, par exemple le Parti des automobilistes. Il fait aussi allusion à la répression des Chemises rouges en Thaïlande.
On sait que les convictions fascistes puis carrément nazies d’Oltra- mare le conduiront à parler sur les ondes de Radio Paris, un poste de radio totalement contrôlé par l’occupant nazi. Rentré opportunément en Suisse à la Libération, condamné à une faible peine de prison, Oltramare ne reniera rien de ses convictions et de ses obsessions, qui le conduiront à parler au micro de La Voix des Arabes, une chaîne de radio nassérienne qui disait son exécration d’Israël. Le plus grand intérêt du livre est de restituer l’entier des contradictions de George Oltramare, à la fois matamore, «petit Duce de Genève», séducteur, non dénué de talents, mais qui mit ceux-ci au service d’une cause immonde.
Comment reconnaître le Juif? (George Montandon)
Yves Laplace a publié en 2020 L’Exécrable, qui prolonge sa réflexion menée dans le livre précédent. Ce dernier opus peut à la fois fasciner, si l’on s’en tient à un point de vue littéraire, et légèrement décevoir, si l’on adopte le regard de l’historien. Les deux jugements ne sont pas contradictoires, ils peuvent même se compléter.
En bref, et pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas son nom, qui était George-Alexis Montandon? Né à Cortaillod, dans le canton de Neuchâtel, en 1879, il devint médecin et ethnologue. Il adhéra un temps à la Révolution russe et au communisme, avant de gagner Paris, de bifurquer complètement vers un antisémitisme obsessionnel qui allait faire de lui, sous l’Occupation, le spécialiste de la «question juive» et des études pseudo- scientifiques permettant de distinguer le Juif de l’Aryen…
Il finit assassiné le 3 août 1944 par la Résistance. La vie et l’évolution de Montandon se veulent donc le sujet principal du récit. Mais celui-ci emprunte de multiples détours. L’auteur y parle abondamment de sa propre enfance et de sa jeunesse. Au début, on a quelque peine à comprendre le lien avec l’idéologue de l’antisémitisme. Mais le livre se révèle aussi comme l’histoire de son écriture. Or plusieurs événements – notamment des attentats islamistes à répétition – ramènent Yves Laplace à la figure de son personnage principal.
On comprend donc que l’Exécrable n’a pas qu’un visage. Il a certes celui de Montandon, mais aussi celui de Mohammed Merah, le tueur d’enfants à l’école juive de Toulouse, ou ceux des tueurs de Charlie Hebdo, ou encore celui de l’auteur du carnage de Nice le 14 juillet 2016. L’Exécrable désigne donc tous les fanatiques que leur obsession raciale ou religieuse conduit au crime. Mais il revêt aussi le visage de celui de l’assassinat odieux de la jeune assistante sociale Adeline à Genève, qui a tant ému l’opinion. L’auteur opère également un détour par le roman de Marguerite Duras, Le Vice-Consul, un étrange personnage qui a l’habitude de tirer sur les mendiants depuis le balcon de sa résidence en Inde.
Le mystère George Montandon
Revenons à George Montandon. Yves Laplace dévoile l’homme par bribes, et non de manière chronologique linéaire. On apprend notamment que celui-ci a témoigné contre Conradi en 1923 lors du procès de l’assassin du diplomate soviétique Vorovski. On voit même sur une photo Montandon, aux côtés du très pro-bolchévique Dr Maurice Jeanneret, mon grand-père, derrière le corbillard du défunt… Montandon fut un temps reconnu comme un éminent ethnologue, suite à son étude des Aïnous de Sibérie. Mais Yves Laplace se demande, en voyant notamment ses photos anthropologiques, si ce n’est pas là qu’est née sa manie de classer les «races» selon leurs traits physiques.
Ce qui aurait finalement abouti à l’exposition parisienne montée par lui en 1941, Le Juif et la France. Une monumentale tête aux traits sémitiques caricaturaux était censée apprendre au public «comment reconnaître le Juif». Dans la pensée de Montandon, «le Juif est un concentré monstrueux des malfaçons, des difformités, des excroissances, des bouffissures, des bizarreries, des aberrations somatiques survenues à l’Homme depuis l’âge des cavernes». Il n’est donc même pas digne de représenter une race, comme le Nègre ou le Jaune. Il «est tout ce qui vient corrompre la race».
En outre, Montandon devient, dès décembre 1941, la seule autorité habilitée «à délivrer en qualité d’expert ethno-racial des certificats de non-appartenance à la race juive». On peut voir une telle scène d’examen physique humiliant au début du film M. Klein de Losey.
Au terme du livre, fascinant, le mystère demeure cependant: com- ment expliquer l’évolution de cet ethnologue communisant vers cet effrayant délire antisémite qui annonce et prépare le pire génocide du XXe siècle? Tout s’enchaîne-t-il? Tout était-il en germe dans les années vingt? En fait, il semble aussi que des frustrations académiques personnelles aient conduit cet homme au départ estimable à se muer, à travers une nouvelle carrière d’antisémite professionnel, en un véritable monstre.
Comme il l’écrit lui-même, Yves Laplace a tenté, à travers son œuvre littéraire, de «donner la parole à une galerie d’illuminés, d’irréguliers, d’idéologues, d’enfants perdus, de visionnaires et d’assassins», en mettant en lumière toutes leurs contradictions.
Yves Laplace, Plaine des héros, Lausanne, Editions d’en bas, 2020 (réédition de la première publication en 2015), coll. En bas poche, 285 p. A obtenu le Prix Alice Rivaz et le Prix suisse de littérature.
Yves Laplace, L’Exécrable, Paris, Fayard, 2020, 352 p.