Ce qu’on fait de vous
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Ô pierre tendre tôt usée…
Louis Aragon
L’intensité de la lutte contre le coronavirus au moment d’un Premier Mai fêté en sourdine peut évoquer une autre forme d’épidémie. Ce n’est pas une épidémie au sens sanitaire du terme, bien qu’elle partage nombre de caractères avec une vraie épidémie et bien qu’elle ait aussi des répercussions dans le domaine de la santé. Cette autre forme d’épidémie, c’est la désindustrialisation qui, depuis les années 1970, a touché le Nord développé, tout en s’accompagnant de nombreuses délocalisations vers l’Europe de l’Est et les pays du Sud.
A la manière d’un virus très contagieux, elle s’est répandue dans un grand nombre de pays et a détruit des pans entiers de leur économie, avec la disparition d’une quantité d’entreprises et la mise au chômage d’une foule de salariés. Ainsi entre 1995 et 2013, la part de l’industrie dans l’emploi est passée de 32,6% à 24,7% en Allemagne, de 23,2% à 17,9% en France et de 23,3% à 16% au Royaume- Uni. En France, l’industrie a perdu 1,9 million d’emplois entre 1980 et 2007. Et même en Suisse, 21’000 postes ont été supprimés dans l’industrie de 2007 à 2017. La situation est plus grave dans certains pays et c’est une litanie de noms d’entreprises fermées souvent brutalement qui vient à l’esprit: Peugeot-Citroën à Aulnay, les hauts-fourneaux de Gandrange et Florange, Saint- Gobain à Auvelais, Moulinex en Basse-Normandie, Goodyear à Amiens, Continental à Clairoix, l’usine Renault de Vilvorde en Belgique. Tout cela s’est ajouté à la fin de l’exploitation minière dans le Nord-Pas-de-Calais et au Royaume-Uni (le Nord de la France ayant aussi souffert du déclin du textile).
Les libéraux, optimistes comme toujours, disent qu’il s’agit d’une nouvelle ère du développement économique, où les secteurs de moindre valeur ajoutée quittent les pays développés qui se concentrent sur le tertiaire et sur les produits à haute valeur ajoutée; dans le même temps, les régions moins développées reprennent à leur compte la production à faible valeur ajoutée et entament ou dynamisent leur industrialisation, quoi de mieux!
En réalité, l’épidémie est liée au passage au capitalisme actionnarial: les actions ne servent plus à soutenir la réussite des entreprises mais à fournir aux actionnaires des profits maximaux. Il devient alors évident que dans un contexte mondialisé, il s’agit de transférer systématiquement la production dans des pays meilleur marché aux points de vue salarial, social et fiscal. La contagion se fait à travers les multinationales qui adoptent toutes la même ligne, et elle s’étend sans obstacle parce que la logique du système condamne tous les acteurs à suivre la même stratégie sous peine d’être perdants dans la compétition.
Parmi les causes de la maladie, on peut encore ajouter l’instabilité du capitalisme de casino, dont la crise de 2007-2008 a été une belle illustration. Maladie économique, la désindustrialisation brutale du Nord est aussi une maladie sociale. L’explosion du chômage depuis les années 1970 est catastrophique. Il y avait plus de 3 millions de chômeurs au Royaume-Uni au milieu des années 1980. En 2014, la France comptait 2,8 millions de chômeurs, auxquels il fallait ajouter 1,4 million supplémentaire de sans-emploi non considérés comme chômeurs. En France, en 2014, plus de 40% des chômeurs étaient de plus des chômeurs de longue durée. Or le chômage est destructeur au niveau individuel aussi bien que collectif.
Au niveau individuel, il blesse profondément l’identité et l’estime de soi, cause des sentiments d’humiliation et d’indignité. Au niveau collectif, il ébranle considérablement les communautés locales et leurs modes de vie. Revin, dans les Ardennes, est une ville qui compta 4’000 ouvriers et n’en avait plus qu’une poignée en 2018, alors qu’elle avait perdu la moitié de sa population. Voici le bilan que Manuella Roupnel-Fuentes fait de la fermeture de Moulinex: «Ces épisodes dans l’histoire économique et sociale bas-normande ont laissé beaucoup de traces dans le territoire et la mémoire régionale. Il faut rappeler tout le maillage familial, parental, amical et syndical qu’a contribué à former l’entreprise d’électroménager…»(1). On peut aussi mentionner le véritable effondrement culturel qu’a représenté la fermeture des mines du Nord-Pas-de-Calais.
De la résidence dans les corons à l’encadrement dans des associations, syndicats et pratiques communautaires, les mineurs vivaient dans un monde particulier, fondé sur la solidarité: «C’est la rétraction de cette dimension et la régression de certaines structures collectives qui a laissé de nombreuses personnes privées de leurs points de repères antérieurs»(2).
Mais où la parenté de la désindustrialisation avec une maladie est encore plus claire, c’est dans les effets qu’elle produit au niveau de la santé tant physique que psychique. Le mal-être des personnes mises brutalement au ban de la société favorise les maladies cardiovasculaires et aggrave les maladies comme le diabète, l’hypertension, les ulcères et l’obésité. Un article de 2019 cite une étude néerlandaise selon laquelle le risque de maladie coronarienne est 20% plus élevé chez les chômeurs. Ce risque accru est à mettre en rapport avec la fréquence de l’alcoolisme et du tabagisme chez les personnes sans emploi. La santé psychique n’est pas épargnée, puisque le chômage génère aussi du stress, de l’anxiété, des troubles psychosomatiques, l’insomnie et la dépression. Le risque de suicides est 2,2 fois plus grand chez les chômeurs. Une étude du NHS Scotland de 2015 estime que le chômage augmente le risque de mortalité pré- maturée de 63%. Une étude française de 2015 évaluait de son côté entre 10’000 et 14’000 le nombre des décès dus chaque année au chômage.
On est forcé de constater l’écart entre les mesures énergiques décidées par les gouvernements face au coronavirus et la passivité (quand ce n’était pas l’activisme anti-ouvrier chez Margaret Thatcher) des autorités politiques face à des maladies sociales comme la désindustrialisation. Bien sûr comparaison n’est pas raison, et un virus attaquant nos organismes est tout autre chose qu’une pratique économique déstabilisant les sociétés avec des moyens inhumains. Mais les éléments précédents montrent que la différence n’est pas aussi évidente entre un virus et des licenciements massifs: les deux attaquent la santé des êtres humains et peuvent entraîner leur mort.
Et si l’on se soucie des virus, n’est-ce pas parce qu’ils sont des organismes sans valeur boursière qui visent les riches comme les pauvres, alors que lutter contre les responsables des maladies sociales voudrait qu’on neutralise les géants du capitalisme mondialisé qui dictent leur agenda aux gouvernements? Il serait donc temps de prendre au sérieux la rapacité spéculatrice autant que les virus: car n’a- t-on pas aussi le droit d’être protégé des profiteurs qui de manière irresponsable ont gâché et gâchent encore tant de vies?
1) Les chômeurs de Moulinex, Presses Universitaires de France, Paris, 2015, voir le site: https://books.google.ch/books?
2) Le déclin industriel du Nord-Est de la France, voir le site: https://www.superprof.fr/ ressources/scolaire/geographie/expose-geo/tous-niveaux-exp/economie-nordiste.html