Disparition du cinéaste vaudois Francis Reusser

Hommage • Le cinéaste est l’un des rares qui a su prolonger la veine critique des premiers films romands et lui donner une physionomie n’appartenant qu’à lui.

Tournage d’un exercice d’interprétation à l’Atelier Cinéma/Video dans les années 1970. Francis Reusser, François Albera et l’actrice Marie-Paule Trystram. (DR)

Décédé à 78 ans, le réalisateur est arrivé un peu plus tard dans le cinéma des «pères» du nouveau cinéma suisse (Tanner, Soutter, Goretta, Roy). Sa carrière a connu plusieurs «époques». Après des études de photographie à l’école de Vevey, il travaille comme opérateur à la TSR et tourne des petits films 16mm inspirés par la Nouvelle Vague française, en proximité avec les cinéastes romands du Groupe 5 (surtout Tanner) et avec l’aide de Milos-Film de Freddy Landry. C’est un cinéma qui correspond à la tendance politique du Godard de Masculin Féminin: refus de la société de consommation, contestation politique, questionnement du rôle des intellectuels – comme les sociologues – envers la classe ouvrière (son sketch de Quatre d’entre elles).

Autour de 1968, il fait du cinéma militant (il est proche des maoïstes lausannois et réalise des «ciné-tracts» pendant les événements), du cinéma politique (Vive la mort, avec Patricia Moraz; Biladi, une révolution! avec l’aide de l’OLP au Liban et en Palestine, avec Jean-Pierre Garnier et Armand Dériaz). Il vit alors avec Anne-Marie Miéville et ils s’approchent de Godard au moment où celui-ci achève son expérience du Groupe Dziga Vertov et a tourné Tout Va Bien. Godard a quitté Paris et le milieu du cinéma, il vient parfois à la Cinémathèque suisse où Freddy Buache, longtemps son contempteur, l’accueille et l’admire, comme il soutient Reusser et les jeunes cinéastes de sa génération (Yves Yersin, Claude Champion). Anne-Marie Miéville reste avec Godard à Grenoble puis à Rolle où ils entreprennent une série d’expériences de télévision hors-norme. 7

Autonomie de production

Reusser engage alors une thématique plutôt critique à l’endroit du gauchisme qu’il a traversé et de ce qu’il considère comme une structure autoritaire. C’est Le Grand Soir (1976) dont le scénariste est Jacques Baynac (ex-militant devenu anti-«léniniste» et rapidement anti-communiste). Après ce film, il opère un nouveau «tournant»en fondant – avec moi – l’Atelier Cinéma/Video à l’école des Beaux-arts de Genève (HEAD aujourd’hui) en 1975, à l’invitation de Michel Rappo.Le but est de former des «producteurs autonomes» (un concept différent sinon opposé à la formation de type professionnelle telle que l’ECAL avec Yves Yersin la promeut à Lausanne).

Une expérience à quatre, Ecouter/Voir, avec de petits films signés Tanner, Miéville, Reusser et Loretta Verna, présentés par John Berger, est proposée à la télévision romande sur des supports «non-professionnels» (U-Matic, un des premiers formats de cassette vidéo à avoir été commercialisé, ndlr) ce qui est une petite révolution. On peut désormais faire des films avec des moyens légers sans équipe et protocoles techniques contraignants et les diffuser sur un grand média. L’atelier crée des liens avec des cinéastes indépendants qui viennent montrer leurs films, échanger avec les étudiants, recruter certains d’entre eux pour leurs tournages (Godard, Tanner, Straub-Huillet, Dwoskin, van der Keuken, Lehman).

Le Reusser pédagogue, généreux, aimant le travail collectif et le partage, insuffle une dynamique parmi les étudiants qui incite plus d’un à se lancer dans le cinéma. Sa connaissance des appareils, de la technique, sa curiosité pour les derniers perfectionnements de la video et du son notammentsont à la base de son écriture filmique, souvent à l’origine du geste cinématographique.

Un cinéma d’adaptation

C’est à cette époque qu’à quelques occasions Reusser collaborera à la Voix ouvrière avec des pages de texte et de photo inventives. Puis l’homme quitte l’école (1979) pour reprendre son métier de cinéaste. Il réalise Seuls qui offre une méditation plus subjective (rapports sentimentaux, enfant) et qui inaugure une préoccupation qui va aller croissante pour le paysage romand, le lac en particulier. Son dernier projet de film à partir des paysages de Hodler, dont la série réalisée au chevet de sa maîtresse le touchait particulièrement, s’inscrit dans cette perspective.

Puis dans une période de reflux du sens critique, d’atonie politique et de régression sociale que les appareils idéologiques d’Etat (télévision, écoles, musées, etc.) balisent et ordonnent, il est amené à négocier un nouveau tournant avec une intégration plus poussée à un cinéma d’adaptation (Derborence), historique (La Guerre dans le Haut-Pays, Voltaire et l’affaire Calas) répondant aux normes de la distribution télévisée et cinéma. Cinéaste inventif, insolent, provocateur Reusser était plus à son aise dans les formes courtes, les petits formats que dans les «grandes formes» auxquelles il a dû sacrifier (films historiques, reconstitution, adaptation littéraire).

Les films «commémoratifs» qu’il a réalisés dans ces dernières années, comme Les printemps de notre vie,La séparation des traces, retrouvent la vigueur d’antan en parlant de cette époque via les matériaux filmés alors, distillant une certaine «mélancolie de gauche», qui allie lucidité sur les errances passées et désarroi sur le temps présent.