Notre étrange existence au temps du coronavirus

La chronique de Jean-Marie Meilland • C’est un bien étrange climat dans lequel nous sommes entrés depuis quinze jours. Nous vivons dans un monde bien différent de celui auquel nous sommes accoutumés.

Beaucoup plus calme, presque silencieux, avec des rues presque vides et des centres-villes quasi abandonnés, le monde est comme sorti de la logique dominante. (Aram Karim)

Ces derniers jours me reviennent souvent à l’esprit ces vers du début du Crève-Coeur d’Aragon, écrits à la fin de 1939, au début de la guerre: «Le temps a retrouvé son charroi monotone… // A peine savons-nous qu’on meurt au bout des champs/ Et ce que l’aube fait l’ignore le couchant». Et c’est en effet un bien étrange climat dans lequel nous sommes entrés depuis quinze jours. Nous vivons dans un monde bien différent de celui auquel nous sommes accoutumés. Beaucoup plus calme, presque silencieux, avec des rues presque vides et des centres-villes quasi abandonnés, il est comme sorti de la logique dominante. Les amateurs de tranquillité fatigués de l’hyperactivité frénétique suscitée par le business en ressentent presque de la joie. D’autant plus que la qualité de l’air est meilleure, que les oiseaux moins soumis à l’emprise humaine semblent se sentir de nouveau plus libres et que des arbres en fleurs resplendissants paraissent mieux s’exposer dans un environnement moins colonisé par nos activités. Dommage que cet apaisement ne vienne que d’une sinistre épidémie, qui, si elle n’était pas assez contrôlée, pourrait éventuellement se développer d’une manière aussi tragique que la grippe espagnole de 1918-1919. Cette tranquillité d’un confinement où l’on ne sort qu’un minimum n’est d’ailleurs que partielle quand on voit que chantiers et usines continuent de fonctionner et de rassembler dans les mêmes lieux des quantités de salariés. Apparemment on juge opportun que ceux qui ne travaillent pas ou peuvent travailler chez eux soient strictement isolés alors que nombre de travailleurs manuels bâtissant pour des promoteurs peuvent courir des risques, et en faire courir à d’autres. Notre monde s’est mis au ralenti, mais pas partout de la même façon, et le rythme est beaucoup moins freiné là où beaucoup d’argent circule. Mais à vrai dire, comment le capitalisme cupide pourrait-il procéder autrement?

D’autres vers me reviennent en mémoire quand je passe devant les magasins fermés et les cafés aux portes closes, ceux de Jean Ferrat chantant: «Les touristes, touristes partis/ Le village petit à petit/ Retrouve face à lui-même/ Sa vérité, ses problèmes/ Les touristes, touristes partis». Vivant dans une région touristique, on peut prendre le texte littéralement, mais bien sûr quand on voit nos villes en sommeil, ce sont presque toutes les activités ordinaires qui se sont arrêtées, et comme Ferrat le dit bien, c’est alors que se font jour des problèmes habituellement refoulés ou relativisés. Aujourd’hui nous nous retrouvons enfermés chez nous. La gamme des problèmes que cela pose est large et tout le monde n’est pas égal face à eux. On n’est guère à plaindre quand on vit seul ou à deux ou trois dans une villa ou dans un bel appartement. Mais quand une famille nombreuse est contrainte de vivre entassée dans un petit appartement, les tensions peuvent vite se manifester. Notre société individualiste est aussi confrontée à ses failles. De nombreuses personnes sont solitaires, marginalisées, souffrant parfois de troubles psychiques. Il est vrai que dans ces moments d’isolement contraint, les réseaux familiaux, amicaux ou affinitaires s’activent. Des structures publiques ou associatives se mettent aussi à l’œuvre pour aider ceux qui n’ont guère de relations. Mais est-ce suffisant pour tout à coup joindre et secourir efficacement celles et ceux qu’on a précédemment laissés à eux-mêmes? On constate le vide qui dans des sociétés libérales existe entre d’une part le cercle des proches et d’autre part les structures de l’aide sociale. Ce vide, qui devrait être rempli par le voisinage, est de plus en plus grand, célébré par certains comme la meilleure garantie des libertés individuelles, mais dont on constate qu’il est douloureux pour un grand nombre, surtout en temps de crise. Les problèmes de notre société, ce sont aussi ces inégalités qui font qu’on expose les travailleurs manuels hors secteurs de première nécessité pour ne pas trop bloquer la machine, alors que les petits commerces sont obligés de fermer boutique. S’il est important de fermer les petits magasins et salons à contacts rapprochés, pourquoi les contacts rapprochés sont-ils autorisés dans le cadre des grandes entreprises?

Ce ralentissement, dont on voit bien qu’il a de bons côtés, pourrait donner à réfléchir au-delà du petit cercle des organisations combatives et des intellectuels critiques. Mais à moins que cela ne dure des mois, ce qu’on n’ose imaginer sans effroi, ce temps d’exception risque bien de n’être qu’une parenthèse qu’on s’empressera de refermer pour repartir d’ici peu de plus belle dans un régime de production et de consommation débridé. En rester au rythme actuel serait d’ailleurs insupportable aussi pour les salariés qui fonctionnent dans le contexte productiviste dont ils dépendent pour gagner leur vie. La transition vers une économie décroissante, si elle ne veut pas s’accompagner des catastrophes du chômage de masse, exigerait de longues années sous la direction d’un gouvernement résolu et efficace. Or on sait que pour l’heure nos autorités ont tout à voir avec l’économie capitaliste et rien avec un projet de décroissance. Ainsi, il y aura sans doute peu de leçons qui seront tirées de cette crise. Bien sûr, et ce sera déjà une bonne chose, on préparera le système sanitaire pour éviter les valses-hésitations qui cette fois ont longtemps prévalu, pour organiser aussitôt des dépistages systématiques et pour disposer de suffisamment de masques.

Du point de vue industriel, on peut aussi penser, et dans le cadre de ce système ce sera aussi une bonne chose, que l’on rapatriera une partie de la production de Chine en Europe. Mais à moins que la crise sanitaire ne débouche bientôt sur une crise économique mondiale qui pourrait marquer le début d’une possible sortie du système capitaliste et productiviste, on peut faire confiance à nos autorités pour réduire cette affaire à «une épidémie dont la fin signifiera le retour à l’état antérieur (pour eux normal)». A défaut de remise en question venant d’en haut, on peut tout de même espérer qu’à la base nous aurons appris à être plus solidaires. Car des crises, climatiques et économiques, sans doute beaucoup plus graves s’annoncent1. Elles remettront en question fondamentalement notre mode de vie et pourront survenir soudainement malgré les efforts que nous auront faits pour éviter des chocs trop brutaux. C’est alors qu’il nous faudra montrer des qualités de courage et d’humanité dont la société capitaliste nous a déshabitués.

Mais pour l’heure, entre de brefs avant-goûts d’une société différente, la menace de la maladie qui pèse sur nous et les problèmes quotidiens du confinement, nous avons pas mal à faire!

Chères lectrices, chers lecteurs, chères et chers camarades, je vous souhaite de rester en santé, et de garder force, courage et si possible, une dose de bonne humeur.

 

(1) Comme l’écrivent Pablo Servigne et Raphaël Stevens: «… L’expansion matérielle exponentielle de notre civilisation a irrémédiablement perturbé les systèmes complexes naturels sur lesquels elle reposait…. Le réchauffement climatique et les effondrements de biodiversité, à eux seuls, annoncent des ruptures de systèmes alimentaires, sociaux, commerciaux ou de santé… Dans ce monde devenu “non-linéaire”, les événements imprévisibles de plus forte intensité seront la norme…» (Comment tout peut s’effondrer, Le Seuil, 2015). Les auteurs n’appellent pas au pessimisme, mais à une lucidité permettant de réagir au mieux.