Pour sa première exposition temporaire dans son nouveau bâtiment jouxtant la gare de Lausanne, le MCBA a choisi de présenter le formidable apport de Vienne à la naissance de l’art contemporain. Celle-ci prend place entre deux dates. 1897 voit la fondation du mouvement Sécession qui, sous la direction de Gustav Klimt, rejette l’académisme. L’année suivante, les Sécessionnistes construisent un bâtiment d’exposition, encore visible dans la capitale autrichienne, qui exprime leur rejet du style architectural historicisant. On entend par cette épithète tous les styles «néo», qui copient les architectures babylonienne, gréco-romaine, romane ou gothique, dont le Ring de Vienne (mais aussi le palais de Rumine à Lausanne!) offre de beaux exemples. Le mouvement Sécession se veut donc résolument révolutionnaire, tant en peinture, en sculpture, en architecture, que dans le cadre des arts appliqués et même en musique, avec Arnold Schönberg. C’est tout cela que montre fort bien une exposition qui, certes, parle davantage à l’intellect qu’aux sens. Elle s’arrête en 1918, date de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois.
Une approche plus crue du corps
La première salle présente une série d’affiches destinées à promouvoir Sécession. On y reconnaîtra les lettrines si caractéristiques de l’Art nouveau. On y verra aussi que chacun des artistes du groupe a son style particulier. Kokoschka, par exemple, dont les toiles sont porteuses d’une certaine violence et qui travaille la pâte picturale presque en relief, annonce déjà l’Expressionnisme. De lui, on admirera aussi une belle série de lithographies inspirées par l’art japonais. Quant aux dessins de Klimt, ils reflètent l’érotisme qui habite toute son œuvre. Il ne craint pas de montrer une femme se livrant à son plaisir solitaire. Certes, on ne s’attendra pas à voir au MCBA ses tableaux les plus connus, comme le célébrissime Baiser.
L’exposition s’intitule A fleur de peau. En effet, le mouvement Sécession adopte une approche plus crue du corps. Les artistes n’hésitent pas à suivre des cours d’anatomie et de dissection. Ils nous montrent donc non seulement l’apparence des corps, mais encore ce qu’ils ont à l’intérieur. Ceux de Koloman Moser sont tordus et verdâtres, avec une propension au symbolisme qui le rattache à l’œuvre de Ferdinand Hodler, lequel était d’ailleurs en correspondance étroite avec l’école viennoise. Kokoschka peint de véritables écorchés. Parallèlement, Sigmund Freud vient de dévoiler ce qui est au tréfonds de notre cerveau. Les Sécessionnistes se passionnent aussi pour les recherches scientifiques, notamment sur la radioactivité et l’électromagnétisme, ainsi que pour l’occultisme et le spiritisme. Tout cela apparaît dans leurs œuvres, ainsi l’importance accordée aux yeux, souvent exorbités, des personnages représentés, qui reflètent la lumière des corps.
C’est Egon Schiele qui va peut-être le plus loin dans la distorsion du corps humain. On pourrait parler à son propos de la «beauté du laid». Les anatomies qu’il peint ont quelque chose de provocateur, leurs couleurs crues, leurs poses impudiques, leurs pilosités pubiennes, leurs bas relevés jusqu’aux cuisses. Le corps masculin, statique ou en mouvement, musculeux, est exalté par Moser et Kokoschka. De ce dernier, on verra aussi des portraits, dont celui de l’éminent savant et psychiatre suisse Auguste Forel.
Le deuxième étage est consacré aux arts appliqués
Même si la visite du premier étage requiert une attention soutenue, on ne manquera pas de parcourir le second. Il illustre bien la volonté des Sécessionnistes d’englober tous les espaces de la création, artistique ou artisanale. Leur but est de créer pour les objets un style nouveau, fonctionnel, confortable et hygiénique. En cela, ils sont les prédécesseurs du Bauhaus des années 1920-30, et de Le Corbusier. Particulièrement intéressants, les meubles dessinés par Otto Wagner lui-même, pour le bâtiment très moderne de la Caisse d’épargne de la poste à Vienne (1904), dont il fut l’architecte. Les meubles, toujours sobres, aux décors géométriques, ne comportent que de rares ornements (lapis-lazuli, motifs floraux, laques, marqueterie) et sont aux antipodes de la surcharge qui caractérisait les salons bourgeois sous la Double Monarchie.
Il est à noter qu’ils furent souvent commandés par de riches industriels juifs, plus ouverts que la plupart de leurs contemporains à la modernité. La vaisselle exposée est remarquable aussi par la simplicité et la clarté de ses formes.
L’exposition, très complète, nous fait donc pénétrer au cœur de Sécession, ce mouvement qui a largement contribué à la naissance de l’art et du monde modernes.
«A fleur de peau. Vienne 1900, de Klimt à Schiele et Kokoschka», Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, jusqu’au 24 mai.