Orphelin.e.s de Claire Bretécher

La chronqiue féministe • Le Canard enchaîné et Bretécher ont forgé mon sens de l’humour et ma faculté de distanciation.

Page de une de l'album Les Frustrés. (DR)

Ce n’est pas seulement Agrippine et les frustré.e.s qui sont orphelin.e.s, c’est nous, la génération des années 60, qui avons été nourri.e.s par ses dessins, qui avons ri (parfois jaune) en nous délectant de ses «salades de saison» et autres séries drolatiques. Elle avait un sens de l’observation acéré, un punch qui savait trouver la faille, un humour grinçant qui appuyait où ça fait mal, mais aussi une empathie pour nos travers, qui nous réconfortait.

Enfant, j’ai baigné dans le monde de Tintin. Je recevais ses albums en cadeau à Noël et pour mes anniversaires. Je les découvrais avec délectation et les relisais inlassablement. Mon père critiquait… mais était le premier à les lire! A l’époque, le choix était beaucoup moins vaste qu’aujourd’hui. En BD, je lisais aussi Lucky Luke, Blake et Mortimer, Spirou et Fantasio, les Schtroumpfs, parfois les affreux Pieds nickelés, que je n’appréciais pas. Rien que des mecs, quasiment aucune femme. Ou alors ridiculisée, comme la Castafiore. Mais enfant, je ne faisais pas cette analyse. Je tombais parfois sur d’autres BD, à la bibliothèque ou chez des amies, j’ai ainsi découvert Bécassine, que je détestais. La stupidité de l’héroïne sans bouche (ce qui en dit long sur la vision qu’on avait des femmes!) et la méchanceté de sa cousine Marie Quillouch me révulsaient. D’ailleurs, je n’y croyais pas, je n’entrais pas dans ces histoires.

Adulte, je ne lisais plus de BD, trop accaparée par les nombreuses œuvres littéraires que je devais avaler en français et en allemand pendant mes études universitaires. Pour ma demi-licence, j’ai lu tout Proust, et transportais mes livres partout. Je n’ai donc guère suivi son évolution à partir des années 60. Mais voilà qu’un nom surgit, prononcé par toutes mes connaissances: Claire Bretécher. Une femme faisait irruption dans le monde machiste de la BD. On trouvait ses «salades de saison»  chaque semaine dans le Nouvel Observateur, que j’achetais rien que pour les déguster. Puis je lisais le reste, quand même.

Ah! Bretécher! Quel vent vivifiant, quelle patte, quel humour! Découvrir sa livraison hebdomadaire était un régal. Elle parlait de nous, au quotidien, de nos tracas, nos désirs, nos incohérences, et surtout, elle parlait des FEMMES! Une nouveauté, un sacré progrès! Enfin, nous avions notre place, enfin, nous n’étions plus traitées comme des êtres stupides ou ridicules, comme des objets sexuels (merci Barbarella!), mais comme des sujets, aussi dignes d’attention que les hommes, pour qui nous devenions des partenaires. Ce que j’ai pu rire en la lisant! C’était mon bain de jouvence.

Le Canard enchaîné et Bretécher ont forgé mon sens de l’humour et ma faculté de distanciation. Je jubilais d’«entendre» les propos oiseux des bobos, dans lesquels je me reconnaissais parfois. Après les yéyés, dont l’émission Salut les copains, dès 1959, et la revue, dès 62, ont bouleversé le monde des adolescent.e.s, le Nouveau Roman et Oulipo qui ont transformé la littérature, la Nouvelle Vague, qui a révolutionné le cinéma, la pilule contraceptive (commercialisée en 1960), qui a modifié la sexualité, Claire Bretécher a métamorphosé le monde de la BD.

Quand les pages hebdomadaires sont devenues un album, je l’ai acheté, pour relire ses saynètes. Puis il y eut les Frustrés, 5 volumes, les Mères, Cellulite, les Gnangnan, Le cordon ombilical, Agrippine

En ethnologue, elle croque une époque, une population, des façons de parler, les relations humaines, elle accompagne la libération sexuelle, aborde les sujets de société comme l’évolution des mœurs, l’homosexualité, la contraception, la maternité, l’éducation, l’enfance, l’adolescence, le vieillissement, les relations hommes-femmes, l’intimité du corps. Elle est une pionnière de la dérision sociale et pointe comme personne les contradictions personnelles et sociétales.

Ses histoires sont intemporelles et universelles. Bretécher m’a fait du bien sur de nombreux sujets: mon statut de femme, d’épouse, de fille, de mère, de féministe, la peine qu’on se donne ou ne se donne pas pour paraître, se justifier, cacher ses travers…

J’ai ri en regardant mon sosie tenter de mettre ses verres de contact, puis tout enlever et partir en claquant la porte (slam!). La femme qui se cherche, essaie les religions, la méditation, le spiritisme, le vaudou… et finit par se refaire le nez! (Salade de saisons). J’ai rigolé devant les deux gamines qui s’exercent à s’enfiler un Tampax, puis, l’objet enfin mis en place après moult contorsions, descendent dans la rue et jouent les aguicheuses (Le Cordon infernal).

Aux dialogues entre Agrippine et ses parents qui, forcément, ne comprennent rien. Au bébé à qui une adulte fait des areu-areu, et qui commente à la fin: «c’est mignon, à cet âge-là, mais quel esclavage!» (Les Gnangnan) Aux femmes savantes version Bretécher (Mouler démouler). Au sujet de la féministe qui dit à son mari: «Moi, on m’a emmerdée toute mon enfance avec des processions de la Fête-Dieu et maintenant, on veut m’empêcher d’envoyer mes enfants à une manif?» (Frustrés 2) A la femme qui multiplie les soirées avec des copines et prend son pied, mais qui, dans la dernière case, conclut que ce n’est pas comme ça qu’elle va se retrouver un mec! (Frustrés 3) A celle qui, enceinte de 8 mois, ne parvient pas à caler son ventre sous le volant de sa voiture (Les Mères). Aux deux adolescentes qui critiquent leur physique, dont les «cropoplités», mot inventé par l’auteure pour désigner l’arrière des genoux, avant de conclure: «Si ça se trouve, on serait belles, on se ferait chier»! (Agrippine).

J’ai hurlé de rire à «La voix du sang», dans Frustrés 4: une mère, accompagnée par sa fille de 5-6 ans, tente vainement de calmer un bébé qui hurle de case en case. Quand la mère remet le bébé toujours hurlant dans son lit, la fillette lui demande, avec un regard en coin: «Et si on le tuait?», à quoi la mère répond: «ça ne se fait pas». Que le parent qui n’a jamais eu envie d’occire son enfant nous jette la première pierre!

Depuis l’annonce de son décès, j’ai relu tous ses albums, qui n’ont pas pris une ride, un moment giga-génial. Merci, Claire Bretécher (avec l’accent aigu au bon endroit), d’avoir été notre aiguillon, de nous avoir compris.e.s, amusé.e.s, enchanté.e.s.