Si légitimes que soient les questions que pose le comportement du citoyen Polanski, elles ne devraient pas empêcher d’aller voir ce film et d’en apprécier le propos.
Avec J’accuse, Polanski renoue avec une veine discontinue dans sa carrière. Celle-ci commença en Pologne à la fin des années 1950 avec des courts-métrages insolites, décapants comme Deux hommes et une armoire, et un long-métrage pointant la sclérose de la société socialiste avec la confrontation entre un couple de la classe moyenne supérieure et un jeune homme sans attache ni scrupule (Le Couteau dans l’eau).
Elle se poursuivit en France et en Grande-Bretagne (Répulsion, Cul de sac, Le Locataire) puis aux ÉtatsUnis (le Bal des Vampires, Rosemary’s Baby, Chinatown) et à nouveau en Europe (Le Pianiste, Oliver Twist, The Ghost Writer) avec des hauts et des bas, des films presque insignifiants (Pirates, Quoi?), d’autres exagérément académiques (Tess) et d’autres de grande portée (Le Pianiste). J’accuse est de ceux-là.
Un anti-héros joué par Dujardin
S’attaquant à «l’affaire Dreyfus» sur laquelle il existe une quantité considérable d’ouvrages, d’articles, d’études, de films et de téléfilms (le premier d’entre eux dû à Georges Méliès qui reconstitue dans ses «Actualités» la dégradation du Capitaine en 1899), Polanski et son scénariste Robert Harris ont fait un choix novateur: celui de centrer leur film non pas sur la victime, ni sur la société et le regain d’antisémitisme qui se répand vers 1880, ou sur les débats politiques du moment autour de «l’affaire» qui divisa la France, ni même sur le «J’accuse» de Zola, mais sur un personnage presque secondaire et pourtant décisif, le lieutenant-colonel Picquart que le hasard ou presque amène à succéder, à la tête du contre-espionnage de l’armée (appelé «le bureau des statistiques»), à celui qui avait tout fait pour faire inculper Dreyfus, le colonel Jean Sandherr.
Picquart ne mène pas un combat moral ou politique pour innocenter Dreyfus dont la confession juive et son origine alsacienne ont lourdement pesé lors de l’enquête menée à la suite de soupçons de fuites en faveur de l’Allemagne comme dans le jugement qui l’a condamné à la dégradation et la déportation à vie dans le bagne de l’Île du Diable. Picquart n’aime pas les Juifs, concède-t-il à Dreyfus lui-même qu’il a eu comme élève officier, mais il s’interdit de mêler ses sentiments personnels à son jugement.
C’est donc à cet anti-héros qu’on doit le démontage du dossier d’accusation empreint de manipulations diverses, forgerie de documents, préjugés et sentiment d’impunité. En effet la personnalité de Picquart (interprété par Jean Dujardin) contraste vivement dans le film avec l’état-major de l’armée française, les généraux en chef, le ministre de la guerre et avec les petites mains du service dit des statistiques, ramassis d’incapables et de voyous.
Il en sera d’ailleurs rapidement la victime (chantage, pression sur sa maîtresse, tentative de meurtre) dès lors qu’il refusera de se taire. Ce film est ainsi un réquisitoire impitoyable à l’endroit de l’institution militaire. Le premier plan du film est tourné aux Invalides où l’on voit de loin des bataillons de soldats manœuvrer impeccablement sous les ordres des officiers à cheval et les roulements de tambour.
Une scénographie réglée, une géométrisation des corps qui dissimulent les turpitudes et les lâchetés des uns et des autres. Car voici en gros-plan Sandherr, pris de tremblements en raison de la syphillis qui le ronge, emblème de ce monde monstrueux que le casting incarne avec force.
On retrouve là le Polanski du Gros et le maigre ou de Cul-de-sac, voire du Bal des vampires qui trace des portraits au vitriol d’une caste en pantalons rouges. Ceux dont on revêtira les soldats envoyés au feu quelques années plus tard sur les champs de bataille de la dite «Grande Guerre».
Caste militaire
En effet ce que rend éclatant le J’accuse de Polanski, c’est que cette caste militaire – loin de la «noblesse» d’Eric von Stroheim et de Pierre Fresnay dans La Grande Illusion de Jean Renoir (1937) –, ses chefs et ses juges sont les mêmes qui feront fusiller pour l’exemple les mutinés de 1917 qui refuseront de retourner au casse-pipe. C’était, on s’en souvient, le sujet du film de Stanley Kubrick, Les Sentiers de la gloire (1957), interdit durant des décennies en France, puis de Pour l’exemple de Joseph Losey (1964).