Sous la direction du comédien Blaise Froidevaux, l’écrivain et homme de théâtre Yves Robert donne en lecture La Rivière à la mer en fond de cale de son Atelier Grand Cargo. Cette tanière artistique, il l’a créée au cœur de l’Esplanade, un quartier «populaire surgi dans les années 90 avec des logements sociaux». Le lieu accueille ses écritures et mises en scènes ainsi que photographes ou peintres exposés, agapes littéraires et concerts.
Donner le temps à la création
A la source de l’Atelier, la réflexion suivante: «Travailler un spectacle, monter une production est une chose compliquée. Chaux-de-fonds n’est pas riche en adresses de spectacles avec ses deux structures principales, L’Heure Bleue-TPR et le Théâtre ABC intensément occupées. Disposer de temps et d’espace de répétition en devient un luxe.» Plutôt que le «one shot» sur grand plateau, privilégier l’ondée d’une dizaine de représentations atteignant un potentiel de 250 spectateurs qu’Yves Robert affirme rassembler en ses terres.
D’où quelque chose, à une échelle bien plus modeste, du rêve de Brecht imaginant les représentions telles des respirations publiques au cœur d’un travail continu alliant écriture, essais, tâtonnements, recherches et répétitions. Il fallait oser ce site singulier en Suisse romande cultivant la modestie spatiale avec ses 35 places. «La vitesse de croisière d’un spectacle se trouve au fil des séances et de l’apprentissage de l’écoute du public», souligne le maître des lieux.
Ce processus favorise les idées de mise en scène. Mais il permet aussi de tester, de faire écouter à la table, une lecture. Qui débouchera ou non sur un spectacle. Ou comment faire évoluer un texte puis une création théâtrale. Ce détachement du contingentement habituel aux productions théâtrales permet d’être véritablement avec le public et s’en nourrir, à en croire l’artiste . «Le bail se renégocie tous les six mois. C’est donc un endroit par nature éphémère.»
L’infrastructure culturelle est financée par des mécènes et des privés extra-cantonaux, les subventionnements locaux étant destinés, eux, à la création.
Morts
Ceux qui suivent Yves Robert savent le plaisir qu’il prend à jouer avec les limites de la narration. Sa La Rivière à la mer ne déroge pas à la règle. Cet écrivain de l’errance n’hésite pas à casser la chronologie, à l’émailler de flashback ou de sauts dans le temps manière d’évoquer, de restaurer, mais aussi de reconstruire une mémoire défaillante. La vie est là, s’offrant et se retirant, comme la mer, pénétrante, tour à tour lointaine et familière.
En témoigne aussi son récit La Ligne obscure, arpentage de la notion de personnage entre animalité originelle et barbarie mythologique ainsi que réflexion sur l’art de la fiction. Et sa pièce, Lieutenant de guerre. Elle dévoile un SDF tenter un improbable dialogue avec une femme posée derrière son entrée. «Vous devrez écraser mes mots, les réduire au silence. Si vous voulez refermer cette porte», dit-il.
«A quoi bon regretter ce qui ne s’explique pas», confie l’auteur sur la mort du père. Le constat vaut pour la tante atteinte de démence sénile ou d’Alzheimer. A quel point sommes-nous portés par l’absence d’êtres toujours en vie, mais sans plus d’accès au monde, réfugiés dans une forme de blancheur qui se confond avec l’effacement de soi. La mémoire de la tante «morte avant d’être morte» est ce «cerveau en paysage lisse. Un horizon toujours recommencé.» La maladie d’Alzheimer est un paysage blanc qui touche la personne qui ne peut s’en extraire. Elle «affecte l’individu sans qu’il puisse s’en réveiller. Il a mené à son terme la disparition de soi et n’a plus de comptes à rendre à un monde qu’il ne comprend plus ou ne veut plus comprendre», relève l’anthropologue David Le Breton.
Naissances
Le récit évoque notamment la mise en détention de Pinochet en Angleterre et la sinistre Opération Condor, campagne d’assassinats et de répression touchant n’importe quel «dissident potentiel et ses proches» conduite par les services secrets chiliens, argentins, boliviens, brésiliens, paraguayens et uruguayen, de 1975 à 1983 avec le soutien des États-Unis. Dont Henry Kissinger, ex chef de la diplomatie US jamais jugé par la justice américaine et internationale, alors qu’il pourrait l’être pour crimes de guerre et contre l’humanité. À ce titre, Pinochet (Chili) et Stroessner (Paraguay) n’ont jamais été condamnés pour leurs crimes. «Le plan Condor, des milliers de disparus. Des femmes, des hommes nus, tremblants. Balancés depuis les hélicoptères au large des mers australes. Éventrés vivants à coups de couteau. Un cadavre percé ne flotte pas», écrit Yves Robert relativement aux «vols de la mort» effectués au Chili et en Argentine. Ces faits historiques recoupent une interrogation essentielle: «Combien de naissances pour être un homme?»
Ce thème des naissances multiples vient de la chanson de Dylan, Blowing in the Wind et son «how many times», comme dans «Combien de fois un homme doit-il lever les yeux/Avant de voir le ciel?» L’auteur considère ainsi que chaque événement qui nous constitue – avec sa prise de conscience sur notre état d’existence – est une naissance. «Lui, il regarde le visage fermé de son père et s’interroge. Il ressent de l’agacement à le voir s’accrocher. Un curieux mélange. Il ne sait pas comment dire adieu. Qui peut le savoir?», entend-on dans La Rivière à la mer. L’enterrement permet alors de saisir qu’à la disparition du père, le fils peut devenir son rêve. En entretien, le dramaturge tient à préciser: «S’imaginer que notre existence n’est valable que par le rêve des trépassés est une forme d’abstraction, de réinvention de notre réalité en partant du regard prêté au mort. Mais il ne s’agit pas d’accomplir les rêves inachevés de mon père».
On suit ce travail de déduction, d’imagination qu’il faut réaliser pour que les vivants répondent aux morts, les présents aux absents: le décès du grand-père – «un vieux monsieur avec une canne, un chapeau et un sourire de fonctionnaire postal à la retraite» – en ses dimensions parfois burlesques constitue le cœur de cet ensemble, la pierre angulaire du récit.Comme souvent chez l’écrivain, le rire se dissimule dans la gravité. Ainsi la mort subite du pasteur devant prononcer l’oraison funèbre du grand-père, la veille de celle-ci. Narré avec une cinglante concision, l’épisode incongru scande la première compréhension de la mort par son versant tragicomique chez l’enfant de La Rivière à la mer.
La haine comme naissance
L’auteur s’est notamment souvenu de la chanson The Day That Thatcher Dies du groupe de rock anglais Hefner. Elle s’achève par des enfants chantant Ding Dong! The Witch Is Dead. C’est à l’origine le refrain de plusieurs chansons d’une longue scène du Magicien d’Oz repris lors du décès, le 8 avril 2013 à 87 ans, de Margaret Thatcher, ancienne Premier ministre du Royaume-Uni (1979-1990) «La dame de fer finit par crever. La sorcière est morte. The witch is dead chantent enfin les gens. Éclusant, vodka, whisky, bière. C’est une naissance, accepter le droit de haïr sans remords. D’accepter la contradiction de son humanité», écrit Yves Robert. La haine n’est-elle pas le propre de l’homme? Est-elle «l’hiver du coeur» selon Victor Hugo ou un moteur profondément ancré et durable qui mène le monde? Questions politiquement incorrectes et rarement abordées.
A la disparition de Margaret Thatcher, les réseaux sociaux se sont déchaînés face à celle qui continuer à concentrer une haine tenace d’une large partie de la population reprenant en boucle Ding Dong! The Witch Is Dead face à «un héritage de destruction de vies humaines, de l’industrie minière et de nos communautés», plaidait le 9 avril 2013 Alan Cummings, le secrétaire de l’Association des Mineurs de Durham. Face caméra, un passant enchainait: «C’est fête dans le monde entier. Des millions de personnes savent que c’est elle qui nous a légué le démantèlement des services publics et ouvert la voie à la cupidité des banquiers.» En Suisse, le Lucernois David Roth, vice-président du Parti socialiste suisse (PS), s’était réjoui sur son compte Facebook de la disparition de Margaret Thatcher, tout en précisant n’avoir «pas souhaité sa mort mais seulement condamné sa politique». Face au tollé suscité à l’UDC par ses propos, il expliquait que la Dame de Fer ultralibérale avait désindustrialisé la Grande-Bretagne, brisé les syndicats et la plus ancienne classe ouvrière du monde, prolétarisant la classe moyenne, tout en rappelant qu’elle entretenait d’excellents rapports avec le dictateur chilien Augusto Pinochet.
La Rivière à la mer. Atelier Grand Cargo, 13 Cornes-Morel, La Chaux-de-fonds. Jusqu’au 27 octobre. Théâtre du Concert, Neuchâtel, 29-30 octobre. www.cargo15.ch